Aujourd'hui, l'opportunité même d'aborder certains thèmes est contestée. De nouveaux tabous sont créés par volonté d'éviter tout risque de "dérapage". La parole serait devenue dangereuse : si les politiciens commencent à évoquer les sujets sensibles, alors les extrêmes (en fait le Front National) grimperont. D'après cette analyse, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle de 2002 s'explique par l'insistance de Jacques Chirac à parler de l'insécurité. Toute tentative de débattre sur un thème déjà abordé par le Front National ferait les votes de celui-ci, les électeurs préférant parait-il (bien qu'il n'y ait pas vraiment de source à cette affirmation) l'original à la copie. Et tant pis si la "copie" n'a en fait rien à voir avec "l'original".

Le débat sur l'identité nationale fut ainsi un lamentable échec. Il n'eut pas lieu : on a surtout débattu sur l'opportunité même d'en parler. Et vu au point où l'on en est actuellement, le résultat était probablement une réponse négative : il ne faut pas. Tout cela ne profiterait qu'à Marine Le Pen, et en continuant d'essayer d'en parler, les politiciens pousseraient les gens à devenir de plus en plus racistes. Mais toute cette rhétorique n'a absolument aucun fondement. Déjà, il faut remarquer que ceux qui tiennent ce genre de discours sont parfaitement immunisés au processus qu'ils décrivent : combien d'entre eux se sentent plus xénophobes lorsqu'il est fait mention des immigrés ? S'ils sont immunisés, rien ne permet de penser que le reste de la population ne l'est pas. En fait, lorsqu'on y réfléchit bien, on se rend compte que les politiciens ont en fin de compte peu d'influence sur la population.

Ce serait si simple autrement : les personnalités politiques feraient campagne sur le thème "respectez les lois", et leurs concitoyens qui n'y avaient jusque là pas pensé deviendraient subitement honnêtes. Les prisons se videraient à vitesse grand V, ce qui règlerait de nombreux problèmes. Avec la force de conviction extraordinaire des politiciens, plus personne ne douterait d'eux et l'abstention n'existerait plus, chacun votant avec l'enthousiasme des hypnotisés. Dans les faits, on voit plutôt le contraire. L'opinion d'une personne se forme d'abord par son expérience personnelle, puis par celle de ses proches, ensuite seulement par les sources d'information traditionnelle. Le politicien, souvent déconsidéré, apparaît alors très lointain.

Et alors un grand mythe tombe. Les politiciens n'influencent pas la population, c'est la population en revanche qui influence les politiciens. C'est même le fonctionnement normal de la démocratie. En représentant le peuple, le personnel politique essaie de coller au plus près de ses attentes, au moins dans son expression. Les différentes personnalités politiques peuvent bien sûr avoir leurs propres convictions, mais au bout du compte les électeurs élisent celles qui ont les idées les plus similaires aux leurs. Que ce soit par le fonctionnement théorique d'une démocratie ou par pur électoralisme politicien, nos représentants changent avec les opinions de la population. Le fait que certains d'entre eux veulent aborder des thèmes considérés comme tabous par d'autres n'est que révélateur du questionnement d'au moins une partie de la population. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas aborder d'autres thèmes plus traditionnels, mais si les politiciens ne veulent pas prendre en compte les interrogations de la population, celle-ci finira par les changer.