La trahison de Dorothée
Mais cette simple exigence élémentaire de variété
dans les choix des fictions diffusées est-elle encore possible, lorsqu'un
seul opérateur monopolise le créneau jeunesse?
TF1 a en effet concédé
l'ensemble de ses émissions pour la jeunesse à un opérateur privé
indépendant, «AB Productions», avec lequel travaille Dorothée. On peut
d'ailleurs se demander si cette façon de faire est bien conforme à
l'esprit de la concession accordée par la CNCL à TF1. En effet, à aucun
moment il n'a été question de sous-traitance. Ou alors il aurait fallu que
le ou les sous-traitants soient également auditionnés par la CNCL. A
défaut, le contrat qui lie TF1 à AB Productions aurait pu reprendre les
éléments de la déclaration d'intention de M. Bouygues...
Or,
précisément, la convention qui donne à cette société un monopole total
pendant trois ans ne règle que les questions de gros sous. Pas un mot, pas
une ligne sur « l'ambition » exprimée devant la CNCL, pas même une
recommandation pour demander que soient évités les excès de violence et de
niaiserie. Comme si AB Productions était entièrement déliée des
obligations imposées à TF1 par la CNCL ! Comme si la concurrence dans ce
secteur ne pouvait être de mise !
Une affaire rentable
Indépendamment
de la rémunération versée à Frédérique Hoshede (Dorothée), TF1 achète en
effet à AB Productions 500 heures de programme à 125 000 francs l'heure.
Auxquelles s'ajoutent 240 heures d'émissions pour « Dorothée Vacances »,
facturées à un tarif comparable.
L'opération est surtout juteuse si l'on
tient compte des entrées indirectes. D'abord, les chanteurs qui
participent à cette émission sont, bien sûr, le plus souvent sous contrat
chez AB Productions pour leurs disques, albums, jeux. Sont également
exploitées les cassettes de dessins animés. Et même... le 36 15 Bioman!
Sans parier du magazine, aussi niais que les émissions (rien n'y manque
dans le premier numéro : extraits incompréhensibles de dessins
animés japonais, tarte à la crème dans la figure, chasse d'eau sur la tête et
aussi une incomparable rubrique : comment enlever ses points
noirs !).
Un minimum de 15 millions de francs
de recettes publicitaires par an, dont les trois quarts reviennent à TF1,
doit être trouvé par la société de production. Mais AB Productions empoche
90 p. 100 des recettes générées par la production d'extraits des
émissions. Seul « oubli », et de taille de la part de TF1 : le choix et le
contrôle des prix des dessins animés et séries achetés par AB Productions.
Dès lors, la logique est simple : pour gagner davantage d'argent,
il faut acheter au moindre prix, chez les grossistes japonais, tout ce qui
fera le fond de la programmation, et débiter des kilomètres de pellicule
déversant la peur, le sang et les larmes, entrecoupés de publicité et entrelardés de petites saynètes,
affligeantes de bêtises (chasses d'eau sur la tête; animateurs déguisés en
bébés; croissants mordus, tartes à la crème...).
Mais comment
peut-on se renouveler tous les jours ? Le monopole est épuisant pour tout
le monde. Alors il faut fi-déli-ser. Avec des cadeaux. « Attention,
dit Dorothée, vous allez gagner quinze cadeaux. Vous avez bien entendu,
quinze cadeaux. » (« Mais non, me dit ma fille, trois ans, elle ment. Ce
n'est pas quinze cadeaux, c'est quinze enfants qui gagnent un seul cadeau.
») Mais pour cela, il faut bien regarder, et ne pas bouger. Pour savoir
quand Jacky a dit « coucou » ou quel est le titre de l'avant-dernière
chanson. Quels cadeaux ? Mais les cassettes, disques et albums-jeux produits
par... AB Productions, « Bon sang, mais c'est bien sûr », comme aurait dit un
héros du temps jadis.
Chez Dorothée, on ne gagne
guère de livres ou de voyages. AB Productions n'a, en effet,
encore ni librairie ni agence de voyages.
Cher monsieur Bouygues,
convenez avec nous qu'il y a aujourd'hui beaucoup d'angoisse dans la vie
d'un enfant ou d'un adolescent : conflits familiaux, travail scolaire,
violence dans l'information, inquiétude pour l'avenir professionnel...
Pourquoi donc en rajouter? Pourquoi ne pas leur donner la part de rêve et
de tendresse, pourquoi ne pas préserver un peu d'enfance dans vos jeux
d'adultes?
Comprenez même que vous pouviez gagner autant d'argent en
respectant l'enfant. Parce qu'il aime le beau, le gai, le drôle, la
nature, les animaux, l'aven-ture, la crainte qui se termine bien. Les
gentils et les méchants, mais en variant les genres. Alors, ne bétonnez
plus leurs rêves. L'enfance n'est pas un gros chantier.
Faites donc un
effort, monsieur Bouygues, ou à défaut monsieur Le Lay, pour que nos
enfants s'endorment le sourire aux lèvres et des petites étoiles dans les
yeux, et non la peur au ventre et le dégoût dans la bouche. Relisez vos
engagements, demandez à vos collaborateurs un peu d'efforts et renégociez,
pen-dant qu'il en est encore temps, votre contrat avec AB
Productions.
N'acceptez plus ce gâchis. Donnez un sens à votre
Audimat. Imaginez ce que Dorothée aurait pu faire, avec le taux d'audience
dont elle bénéficie, la popularité qui était la sienne, le crédit qu'elle
conserve auprès des enfants, pour distraire, pour transmettre, pour
émerveiller, pour apprendre... crédit qu'elle est en train de perdre à cause de ses excès
commerciaux qui commencent à choquer, même ses « fans ». Pourquoi ne
donneriez-vous pas un espace jeunesse à Nicolas Hulot pour changer d'air ?
Pour couvrir un peu le bruit du tiroir-caisse.
Prenez garde, néanmoins,
si vous vous persuadiez de ne rien bouger, qu'un jour parents et enfants
n'en viennent à boycotter ces émissions, rien que pour vous prouver qu'ils
ne sont pas des gogos. Et qu'ils savent zapper avec leur tête.
Bien
sûr, je n'ignore pas que TF1 vient, devant le CSA, de «s'engager à
compenser ces manquements d'ici au 31 décembre 1990 », d'engager 16
millions de francs pour les dessins animés et de produire 69 heures
supplémentaires d'« émissions scénarisées pour la jeunesse».
Engagement
sincère? On peut émettre quelques doutes. En effet, comment TF1 peut-elle
changer d'ici au 31 décembre 1990, comme le prétend Patrick Le Lay, son
PDG, alors que le contrat qui lie cette chaîne à AB Productions n'expire
qu'en mai 1990? Et qui va produire les « émissions scénarisées »
nou-velles ? Sinon AB Productions qui détient l'exclusivité Aussi, la
meilleure solution serait que TF1 exécute tout simplement les promesses
initiales faites par Francis Bouygues en 1987. Mais que faire
alors des stocks de nullités achetés par AB Productions?
Celle-ci, au nom même de
ses intérêts bien compris, ne devrait-elle pas rendre de comptes aux
millions d'enfants dont elle exploite la confiance? Sept à huit millions
de disques vendus (TF1 est-elle
intéressée à ces énormes retombées
indirectes des temps d'antenne? Sinon, quel manque de perspicacité
commerciale...) et 250 millions de chiffre d'affaires (on n'est pas loin
de l'équivalent du budget total des chaînes publiques alloué aux émissions
pour la jeunesse) : ce pactole mérite de s'interroger un moment sur la
pérennité d'un tel filon.
Même si on n'est qu'au début d'un
processus... puisque AB Productions diffuse désormais les cassettes des
dessins animés japonais... Pascale Breugnot s'en est émue : « Il y a
pourtant plein d'émissions dans les archives du Centre national du
cinéma», a-t-elle récemment déclaré.
(Ségolène Royal dans Le
ras-le-bol des bébés zappeurs, p 46 à 51)
Analyse : Il était tout à fait possible
d'aimer les dessins animés japonais sans apprécier la présentation de
l'émission par Dorothée et son équipe. Visiblement, Ségolène Royal suit le
raisonnement inverse : c'est par la trahison de Dorothée que les
enfants sont amenés à voir ces dessins animés japonais inqualifiables.
Même sans être fan de l'animatrice, on constate aujourd'hui que ce ne
devait pas être si horrible pour que AB créé une émission animée par Jacky
sur les meilleurs moments du Club Dorothée, en s'adressant aux
nostalgiques.
En outre, dans le Dorothée Magazine, elle trouve
les extraits de dessins animés japonais incompréhensibles. N'est-elle pas
capable de comprendre ce qu'un enfant comprend ? Ceux qui les ont regardés
à l'époque ne vitupèrent pas contre les scènes qu'ils ont vues, mais bien
contre la censure que pronait Ségolène Royal.