Réflexions en cours

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samedi 25 août 2007

De quoi est fait le Front National ?

Pendant toute la dernière campagne présidentielle, l'ombre de Jean-Marie Le Pen a pesé sur les autres candidats. En 2002, sa présence au second tour avait été une telle surprise, si lourde de conséquences, que cette fois-ci, personne n'excluait que ce scénario ne se reproduise. Il y a cinq années, de nombreux électeurs avaient choisi le leader du Front National pour exprimer un ras-le-bol général vis-à-vis de la classe politique française, perçue comme ayant échouée du côté de la gauche comme de la droite. Cette désaffection avait aussi poussé l'électorat à choisir l'un des nombreux petits candidats au premier tour pour "envoyer un message", ou tout simplement à ne pas se rendre au bureau de vote. Au bout du compte, Jean-Marie Le Pen eut davantage de voix que Lionel Jospin, un fait qui posait et continue de poser de graves questions sur l'état de la France. Cette année, alors qu'il était relativement difficile de voir ce qui avait réellement changé entre 2002 et 2007, Jean-Marie Le Pen a fini quatrième, bien loin des scores des précédentes présidentielles. Cela est du au fait que bon nombre de mécontents se sont cette fois-ci reportés sur la candidature de François Bayrou, que l'affrontement entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy a été particulièrement marqué et clair, et qu'en conséquence, le taux de participation a été bien plus important.

Pour bien comprendre les fluctuations des résultats électoraux du Front National, il faut se pencher plus en avant sur la composition de son électorat. Même s'ils sont rarement évoqués dans les médias, il ne faut pas oublier l'importance des catholiques traditionalistes dans ce courant d'opinion. Il s'agit de conservateurs virulents, n'ayant jamais bien accepté le passage à la République, surtout sa version laïque qu'ils estiment dénaturer les valeurs qu'ils souhaitent défendre. Ainsi, le courant royaliste Action Française, qui continue de perdurer d'une certaine façon, a soutenu Jean-Marie Le Pen à la dernière présidentielle. S'ils n'ont pas une forte influence sur la société française, ces catholiques traditionalistes n'en restent pas moins assez soudés pour constituer une force notable.

Quand bien même rejettent-ils ce qu'ils perçoivent comme l'islamisation de la société française, il ne faut pas confondre ces derniers avec les authentiques racistes, dont la présence en France ne peut être contestée. Il s'agit là de racistes dans le sens de ceux qui croient à des différences de valeurs entre les ethnies, en accordant évidemment la supériorité à la leur. A peu près exclu de la parole publique (et certainement à raison), ils n'en gardent pas moins leur bulletin de vote. Ce mode de pensée tenace avait obtenu une visibilité à la fin des années trente, et lors de circonstances troubles de l'occupation nazie de la France. Cette époque avait vu l'épanouissement de divers mouvements d'extrême droite, certains conservateurs, d'autres tendant plus nettement vers le fascisme tel qu'il s'étendait dans le reste de l'Europe. Cela se traduit dans l'activisme du Parti Franciste, du Rassemblement National Populaire ou du Parti Populaire Française de Jacques Doriot, un parti particulièrement antisémite et collaborationniste. Si chacun de ces mouvements a été liquidé lors de la libération, les traces idéologiques qui peuvent en subsister chez certaines personnes les orientent à se prononcer en faveur du Front National. Sans véritable force idéologique et sans structure, cette pensée qui est surtout une haine a sans doute un certain poids en France, sans qu'il soit possible de l'évaluer précisément.

De ceux qui haïssent l'autre, il faut distinguer ceux qui en ont peur, ou qui ne le comprenne pas. Ceux-là se sentent avant tout dans une position menacée, et votent avec leur désespoir. Ils sont sensibles à des discours simplificateurs, qui s'en prennent à ceux qui détiennent des responsabilités, alors qu'eux sont souvent au bas de l'échelle sociale. Le discours qui s'adresse à eux est souvent qualifié de populiste, parce qu'il fait appel au peuple. L'emploi de ce qualificatif est néanmoins l'apanage de ceux qui sont justement considérés comme élitiste par le peuple, rendant la confrontation malaisée. En 1956, Pierre Poujade avait obtenu un succès électoral remarqué en s'en prenant aux tenants de l'ordre établi, en prenant la défense de la ruralité et des petits commerçants. Parmi les 56 députés élus sous la bannière poujadiste, figurait justement le jeune Jean-Marie Le Pen. Les capacités oratoires de ce dernier lui permettent justement de s'attirer un certain succès dans cette frange de l'électorat, par des thématiques accusatrices basées sur le rejet de ceux qui oublient ou méprisent les "petites gens". Nombreux sont, dans cette partie de l'électorat du Front National, ceux qui avaient autrefois fait confiance à un autre mouvement politique, et qui décident de se tourner vers l'extrême droite par déception envers les autres partis. En regrettant que l'on ne se mette plus à leur niveau, ils comptent envoyer un message, un avertissement aux personnalités politiques qui sont au pouvoir. Cela ne veut d'ailleurs pas dire qu'ils resteront convertis à l'extrême droite pour toujours, bien au contraire.

C'est justement cette catégorie d'électeurs qui avait gonflé les résultats du Front National en 2002, et qui a rejoint Nicolas Sarkozy en 2007, heureux qu'il y ait enfin un homme politique de premier plan qui parle leur langage, et s'exprime sur leurs inquiétudes. Ce fut un facteur décisif dans la décrue du Front National lors des dernières échéances électorales, les faibles résultats des législatives poussant le parti d'extrême droite dans des difficultés financières. On peut se réjouir à bon droit de cette moindre force des extrêmes. Mais dans le cas du Front National, crier trop tôt victoire serait une victoire. En 1999, après la scission entre Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen, le parti de ce dernier avait déjà été considéré comme relevant de l'histoire ancienne. Il faut dire que les 5,69 % obtenus aux européennes de cette année là représentaient une contre-performance remarquable, avec un score trois fois inférieur aux résultats habituels du Front National. Pourtant, moins de trois ans plus tard, Jean-Marie Le Pen se qualifiait pour le second tour de l'élection présidentielle. Sous-estimer à nouveau le potentiel de voix du Front National serait donc une grave erreur. Et c'est aussi pour cela que Nicolas Sarkozy a un devoir de réussite dans l'action qu'il mène.

lundi 13 août 2007

Les radicaux et la République laïque

En 1871, alors que le Second Empire s'est écroulé, une nouvelle assemblée est élue pour donner de nouvelles institutions à la France. Celle-ci est bien peu favorable à la création d'une nouvelle république, alors que c'est justement le régime en vigueur, le temps qu'une décision soit prise. Si le statut est provisoire, il existe tout de même une partie des députés qui souhaite que la IIIème République soit amenée à durer, alors que le débat semble d'abord de choisir quelle famille royale ou impériale doit retourner sur le trône. A cette époque, il n'y a pas encore de partis politiques, seulement des courants d'idées, formés par les députés une fois élus : l'étiquette ne préexiste pas le candidat. Il se trouve donc au parlement une minorité de républicains à la gauche de l'hémicycle, eux-mêmes divisés entre les modérés et les radicaux. Ces derniers ne sont pas là pour faire des concessions pour faire perdurer la République. Echaudés par les échecs de la Ière et de la IIème République, ils veulent changer la société française de façon colossale. Le combat est en premier lieu politique, contre les royalistes d'abord, mais aussi contre les républicains modérés, qu'ils qualifient d'opportunistes. A la fin du XIXème siècle, ils poussent les gouvernements à des politiques sociales et à mettre en place l'instruction publique. A l'époque, le mouvement conservateur est encore très lié au royalisme et à un catholicisme très prononcé, voulu par l'Eglise de l'époque. Ce maillage très efficace est vu comme un obstacle au républicanisme radical. Lorsque le royalisme était historiquement légitimé par la grâce de Dieu, bon nombre de partisans de l'extrême gauche sont absolument athées, et même violemment anti-cléricaux. Pour eux, l'influence structurelle de l'Eglise dans la société est quelque chose à combattre.

Au fur et à mesure du temps, ceux que l'on appelle désormais les radicaux obtiennent de plus en plus de députés à l'Assemblée Nationale. L'affaire Dreyfus révèle la fracture profonde qu'il y a dans le pays entre la frange conservatrice, anti-dreyfusarde, et le reste du pays. Au début du XXème siècle, l'anti-cléricalisme fait rage, et en arrive parfois à des excès tout aussi condamnables que ceux des conservateurs les plus virulents. Les radicaux sont alors à la manœuvre, souvent au poste de Président du Conseil. Après l'éloignement (ou parfois l'expulsion) du clergé de l'enseignement public pour le rendre laïc, ce sont ensuite les associations qui sont visées, pour affaiblir une voie d'influence de l'Eglise, ce qui donne lieu à la célèbre loi 1901. Mais le dossier le plus épineux de l'époque est celui de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, remettant ainsi en cause le Concordat mis en place entre la France et l'Eglise catholique en 1805 par Napoléon Ier. Pour plusieurs personnalités politiques, dont le radical Emile Combes, le but ultime est de se débarrasser au maximum de l'Eglise en France. Sur certains aspects, le conflit rappelle celui qui s'était transformée en guerre civile lors de la révolution française, lorsque la République réprimait violemment les révoltes royalistes et catholiques dans l'Ouest de la France.

Fort heureusement, la tension n'ira pas jusque là. Le ministère Combes tombe à la suite d'un scandale : officiers et personnalités étaient fichées par le gouvernement en fonction de leurs croyances religieuses, montrant l'extrémisme où pouvait arriver le mouvement. Pourtant, la question de la place de la religion dans la société devait être résolue : ces tensions entre athées et croyants ne faisant que succéder qu'à d'autres conflits de religions qui ont ensanglanté la France, l'essentiel était alors de trouver un mode de vie durable pour que chacun puisse cohabiter. La loi de séparation de l'Eglise de l'Etat de 1905, défendue par Aristide Briand, allait inaugurer la laïcité à la française, la solution qui est encore d'actualité aujourd'hui. Suivant la philosophie des Lumières, la religion devenait tout à fait libre, mais dans le cadre privé. Les institutions devenaient elles laïque, ce qui ne veut pas dire athée, seulement que la religion n'avait pas de rôle à y jouer, mis à part celui d'un courant d'opinion parmi d'autres.

La sagesse de cette loi permit de calmer les extrémismes de part et d'autres. Revenus de l'anti-cléricalisme, les radicaux se transformèrent en défenseurs de la laïcité, l'un des piliers de leur doctrine, en plus de l'attachement à la République et la vision humaniste de la politique à mener. Progressivement, ils quittaient l'extrême gauche pour se positionner au centre, poussés par l'apparition de mouvements plus "radicaux" que les radicaux en titre. Le Parti Radical fut crée en 1901, et ses personnalités ont été au premier plan de la IIIème et de la IVème République. Georges Clemenceau, qui était vu comme un homme haut en couleur, voire incontrôlable, se distingua à la fin de la première guerre mondiale comme le Président du Conseil qui amena la France à la victoire. Après la deuxième guerre mondiale, le positionnement des radicaux devint de moins en moins évident, au vu de la division des partisans d'une politique de gauche, et ceux qui privilégiaient l'alliance à droite. En s'affaiblissant, ils devinrent marginalisés par la Vème République. Et lorsque Jean-Jacques Servan Schreiber, alors dirigeant du Parti, décida de s'allier avec Valéry Giscard d'Estaing dans les années 1970, une scission des éléments de gauche du Parti Radical s'ensuivit.

Aujourd'hui, les radicaux restent divisés. A la suite des dernières élections présidentielles, des spéculations ont eu lieu sur une éventuelle réunification, qui est rêvée par Jean-Louis Borloo, actuel président du Parti Radical Valoisien, la branche de droite. Avec le Mouvement des Radicaux de Gauche, ces deux partis forment les ailes de centre droit et de centre gauche dans leurs camps respectifs. Si les choix d'alliance diffèrent, il reste une pensée commune aux deux mouvements : un attachement à une République laïque et humaniste. Et c'est un objectif qu'il faut aujourd'hui encore garder à l'esprit.

mardi 7 août 2007

Plaidoyer pour l'Europe décadente

En 1977, Raymond Aron fut chargé par son éditeur d'écrire une comparaison entre les pays sous régime soviétique et ceux sous régime capitaliste. Il livre une analyse claire et pertinente dans le livre qui en résulte, Plaidoyer pour l'Europe décadente.

Dans cet ouvrage, il commence par considérer l'application de la doctrine du marxisme dans le bloc soviétique. Si l'idéologie est omniprésente dans le fonctionnement de l'URSS, elle devient surtout prétexte au maintien de l'ordre établi. Car dans les pays dits socialistes, l'évolution est lente, et ne se fait pas vraiment dans le sens de davantage de liberté pour les citoyens. En fait, les libertés publiques y sont extrêmement faibles : il est hors de question là-bas de remettre en cause le régime, et même si les excès de l'ère Staline ne sont plus tous de mise, il est attendu de chacun qu'il file droit dans la ligne du Parti Communiste. Les révélations alors récentes faites Alexandre Soljenitsyne en sont une spectaculaire démonstration. Raymond Aron explique aisément ce totalitarisme : si jamais des libertés venaient à être accordées aux citoyens des pays communistes, cela voudrait dire que le "socialisme" ne serait plus l'unique pensée possible, et cela aurait pour aboutissement un effondrement de ces régimes. En face, l'Europe de l'Ouest semble traverser une crise morale, elle doute d'elle-même alors qu'elle redécouvre la crise économique depuis 1974. Pourtant, cela n'est possible que parce que les démocraties de l'Ouest laissent une grande liberté de penser à chaque personne, y compris celle de préférer le communisme de l'Est, où tout se passe moins bien. Car si un citoyen de l'Europe de l'Ouest peut à tout moment partir s'installer à l'est, ceux de l'Europe de l'Est sont empêchés par leurs propres gouvernements de faire un mouvement réciproque. Le mur de Berlin avait surtout pour but de bloquer l'exode continu des Allemands de l'est à l'ouest.

Un tel exode est compréhensible, tant par la supériorité de l'ouest en terme de fonctionnement démocratique, que par son efficacité au niveau économique. Dans une deuxième partie, Raymond Aron dresse un bilan révélateur des développements économiques des régimes capitalistes et communistes, qui, à partir de données précises, devient à charge pour ces derniers. D'abord le plan soviétique commet une faute énorme en se concentrant de façon structurelle sur l'industrie lourde, qui a des retombées en terme de production d'équipements militaire, mais pas en terme de produits de grande consommation. Les consommateurs soviétiques sont donc privés de biens qui sont courants à l'Ouest, comme des voitures ou de l'électroménager, car ces biens sont sacrifiés au colossal effort d'armement que réalise l'URSS dans le cadre de son face à face avec les Etats-Unis. Alors que l'armée rouge est hypertrophiée, le peuple subit encore des conditions de vie difficile. D'une manière générale, il apparaît que les calculs du Plan obtiennent des résultats médiocres, se révélant ainsi inférieur à l'apport réalisé par le marché dans l'attribution des ressources dans les différents secteurs dans les économies capitalistes. Ainsi, plus les pays de l'Europe de l'Est se limitent strictement aux recommandations du Plan dans la gestion de leurs économies, et plus leurs performances sont faibles. Mais Raymond Aron voit surtout dans la faible productivité des pays communistes un handicap énorme dans leur compétition avec les régimes capitalistes. L'absence de motivation par l'intérêt particulier devient un manque aux conséquences lourdes. Raymond Aron présente ainsi des exemples où pour faire fonctionner la même machine, l'unité de production soviétique a besoin de deux à trois fois plus d'ouvriers que dans les pays de l'Ouest. Il cite également une anecdote livrée par André Fontaine, un journaliste du Monde, lors de l'une de ses visites en URSS : "La nonchalance du Soviétique moyen, dont chacun sait qu'il n'a pas précisément l'obsession de la productivité, n'en paraît pas pour autant très affectée. Mais il y a matière à réflexion dans la réponse faite par une hôtesse de l'Intourist [agence de tourisme officielle de l'URSS] à un industriel français qui remarquait que décidément on ne se fatiguait pas beaucoup dans les usines soviétiques. Et si c'était ça, dit-elle, la supériorité du socialisme."

Avec une telle philosophie du travail et de tels échecs dans l'attribution des ressources, le système communiste ne peut prétendre pouvoir véritablement concurrencer le système capitaliste. Et alors que les libertés politiques sont quotidiennement bafouées à l'est du rideau de fer, l'Europe occidentale apparaît comme bien plus forte. Pourtant, Raymond Aron la voit entre deux menaces : d'une part l'armée rouge, dans la mesure où elle est toujours tributaire des Etats-Unis pour sa défense, et qu'à l'époque, il était impossible d'exclure un conflit à terme entre les deux blocs. D'autre part, cette Europe semble décadente aux yeux de certains, dans la mesure où l'ampleur des libertés qu'elle accorde à ses citoyens peut la rendre plus fragile face aux chocs extérieurs. La France par exemple, est sous le coup du vent libertaire que mai 68 a fait souffler. Raymond Aron évoque pour illustrer cela le fait que les institutions traditionnelles (comme l'armée ou l'université) ne s'imposent plus d'elle-même comme auparavant. Ainsi, pour l'université, le prestige donné par le titre même de professeur ne suffit plus pour que celui-ci domine ses élèves, ils lui demandent des qualités charismatiques, faisant entrer l'irrationnel dans un domaine où seul la raison devrait prévaloir. C'est en fait une crise de l'autorité qui voit le jour, et les conséquences négatives de celle-ci ne sont pas à sous-estimer.

Trente années après la publication de cet essai, il apparaît que chacune des analyses réalisées par Raymond Aron s'est vérifiée. Et si le bloc soviétique n'est plus et que le communisme est largement discrédité par les faits, il reste des gens pour préférer ce système au capitalisme qui a fait ses preuves en matière de performances économiques. La crise de l'autorité évoquée, elle, reste d'actualité. C'est un mal qui n'a d'ailleurs pas fini de ronger les sociétés occidentales.

dimanche 5 août 2007

Le bonapartisme

Lorsque le général de Gaulle débarque sur la scène politique en 1940, c'est avant tout pour ses compétences militaires. Le président du conseil, Paul Reynaud, le connaissait bien pour avoir défendu les vues stratégiques de celui qui n'était alors que colonel vis-à-vis de l'utilisation des chars d'assaut dans les années 30. C'est donc à ce titre que Charles de Gaulle est nommé sous-secrétaire d'Etat à la défense dans le gouvernement de Paul Reynaud, ce dernier prenant en charge également le ministère de la défense. Pourtant, plus qu'un stratège militaire, le désormais général est aussi homme d'Etat, et en se déclarant "chef de la France libre" à Londres, il souhaite défendre une "certaine idée de la France", qui s'accompagne d'une véritable vision politique. Et cette vision est constituée d'une réapparition de la méthode bonapartiste. Ainsi, le gaullisme constituera le retour du bonapartisme, un bonapartisme totalement démocratique grâce à la Vème République, alors que Napoléon Bonaparte et Louis-Napoléon Bonaparte s'étaient fait proclamer empereurs pour appliquer leur politique.

Qu'est-ce alors que le bonapartisme ? Il s'agit avant tout d'une priorité accordée à l'exécutif : l'action politique doit surtout être efficace, plutôt que de faire l'objet d'interminables discussions et compromissions qui en annihilent la portée. Dès lors, le but est que le gouvernement et le chef de l'Etat disposent des moyens d'accomplir leur action, et de grands pouvoirs leur sont en conséquence accordés. Il leur faut pour cela une légitimité forte, que le peuple doit accorder directement au chef de l'Etat. Le peuple peut également être amené à trancher une question, et lorsqu'il le fait, sa légitimité est toujours supérieure à celle des parlementaires élus qui n'en sont que des représentants. Le bonapartisme relève donc d'une logique référendaire, ou plutôt plébiscitaire : les pouvoirs accordés sont grands, mais ils sont accordés directement par le peuple. Napoléon Ier était d'abord Premier consul, Napoléon III Président de la République, mais tous deux n'ont pas résisté aux pouvoirs qui leur étaient offerts, et en devenant empereurs ont renoncé à faire renouveler régulièrement et explicitement leur maintien aux responsabilités. Le Général de Gaulle, en instaurant l'élection du Président de la République au suffrage universel pour un mandat limité, a lui réussi à trouver la formule pour qu'une telle philosophie de l'action soit applicable de façon durable, et par son exemple, il a réussi à fonder une nouvelle République où l'alternance est compatible avec un exécutif fort.

En voulant fonder la légitimité de l'action politique par l'expression politique directe du peuple, le bonapartisme et le gaullisme privilégient le rassemblement des Français autour de son chef, au-delà des partis politiques. Pour cela, les questions de positionnement à droite ou à gauche seront souvent floues pour ceux qui se réclament de ces mouvements. René Rémond affilie le bonapartisme à la droite, parce que comme d'autres mouvements, il a été débordé par sa gauche par de nouveaux partis. Pourtant, ces traditions valorisent une forte politique sociale, et surtout une grande implication de l'Etat dans tous les domaines, contrairement aux principes relevant du libéralisme économique. Enfin, il ne faut pas oublier que le bonapartisme encourage une France forte en Europe et dans le monde en gardant un souci constant de son influence. Sans nécessairement aller jusqu'aux conquêtes de Napoléon Ier, il s'agit au moins pour la France de garder un poids important dans les affaires étrangères, et de rester indépendante. C'est ce principe qui justifie que certaines personnalités politiques se déclarent gaullistes soient tellement sur une ligne souverainiste par rapport à l'Union Européenne. Elles oublient toutefois que de Gaulle, sur bon nombre de sujets, agissait souvent avec pragmatisme, et qu'être gaulliste sans de Gaulle est un peu vain. A contrario, le bonapartisme n'est plus lié à la famille impériale et ne vise pas son retour au pouvoir. C'est bel et bien une pratique du pouvoir, qui a trouvé son application dans la Vème République.

Comme le plus grand héritage de Napoléon Ier aura été le Code civil, celui du général de Gaulle aura été notre Constitution qui fonde la Vème République. Alors que les IIIème et IVème Républiques s'enlisaient dans les jeux politiciens des partis quitte à sombrer dans l'immobilisme, nos institutions actuelles nous ont permis de surmonter toutes les crises jusqu'à présent. Si pouvoir et responsabilités sont corrélées, il ne faut pas oublier que ces notions sont dans les systèmes politiques liées à celle de légitimité. La force des pouvoirs donnés directement par le peuple permet une action politique ambitieuse, et c'est bien là que la philosophie bonapartiste révèle son intérêt.

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