En 1977, Raymond Aron fut chargé par son éditeur d'écrire une comparaison entre les pays sous régime soviétique et ceux sous régime capitaliste. Il livre une analyse claire et pertinente dans le livre qui en résulte, Plaidoyer pour l'Europe décadente.

Dans cet ouvrage, il commence par considérer l'application de la doctrine du marxisme dans le bloc soviétique. Si l'idéologie est omniprésente dans le fonctionnement de l'URSS, elle devient surtout prétexte au maintien de l'ordre établi. Car dans les pays dits socialistes, l'évolution est lente, et ne se fait pas vraiment dans le sens de davantage de liberté pour les citoyens. En fait, les libertés publiques y sont extrêmement faibles : il est hors de question là-bas de remettre en cause le régime, et même si les excès de l'ère Staline ne sont plus tous de mise, il est attendu de chacun qu'il file droit dans la ligne du Parti Communiste. Les révélations alors récentes faites Alexandre Soljenitsyne en sont une spectaculaire démonstration. Raymond Aron explique aisément ce totalitarisme : si jamais des libertés venaient à être accordées aux citoyens des pays communistes, cela voudrait dire que le "socialisme" ne serait plus l'unique pensée possible, et cela aurait pour aboutissement un effondrement de ces régimes. En face, l'Europe de l'Ouest semble traverser une crise morale, elle doute d'elle-même alors qu'elle redécouvre la crise économique depuis 1974. Pourtant, cela n'est possible que parce que les démocraties de l'Ouest laissent une grande liberté de penser à chaque personne, y compris celle de préférer le communisme de l'Est, où tout se passe moins bien. Car si un citoyen de l'Europe de l'Ouest peut à tout moment partir s'installer à l'est, ceux de l'Europe de l'Est sont empêchés par leurs propres gouvernements de faire un mouvement réciproque. Le mur de Berlin avait surtout pour but de bloquer l'exode continu des Allemands de l'est à l'ouest.

Un tel exode est compréhensible, tant par la supériorité de l'ouest en terme de fonctionnement démocratique, que par son efficacité au niveau économique. Dans une deuxième partie, Raymond Aron dresse un bilan révélateur des développements économiques des régimes capitalistes et communistes, qui, à partir de données précises, devient à charge pour ces derniers. D'abord le plan soviétique commet une faute énorme en se concentrant de façon structurelle sur l'industrie lourde, qui a des retombées en terme de production d'équipements militaire, mais pas en terme de produits de grande consommation. Les consommateurs soviétiques sont donc privés de biens qui sont courants à l'Ouest, comme des voitures ou de l'électroménager, car ces biens sont sacrifiés au colossal effort d'armement que réalise l'URSS dans le cadre de son face à face avec les Etats-Unis. Alors que l'armée rouge est hypertrophiée, le peuple subit encore des conditions de vie difficile. D'une manière générale, il apparaît que les calculs du Plan obtiennent des résultats médiocres, se révélant ainsi inférieur à l'apport réalisé par le marché dans l'attribution des ressources dans les différents secteurs dans les économies capitalistes. Ainsi, plus les pays de l'Europe de l'Est se limitent strictement aux recommandations du Plan dans la gestion de leurs économies, et plus leurs performances sont faibles. Mais Raymond Aron voit surtout dans la faible productivité des pays communistes un handicap énorme dans leur compétition avec les régimes capitalistes. L'absence de motivation par l'intérêt particulier devient un manque aux conséquences lourdes. Raymond Aron présente ainsi des exemples où pour faire fonctionner la même machine, l'unité de production soviétique a besoin de deux à trois fois plus d'ouvriers que dans les pays de l'Ouest. Il cite également une anecdote livrée par André Fontaine, un journaliste du Monde, lors de l'une de ses visites en URSS : "La nonchalance du Soviétique moyen, dont chacun sait qu'il n'a pas précisément l'obsession de la productivité, n'en paraît pas pour autant très affectée. Mais il y a matière à réflexion dans la réponse faite par une hôtesse de l'Intourist [agence de tourisme officielle de l'URSS] à un industriel français qui remarquait que décidément on ne se fatiguait pas beaucoup dans les usines soviétiques. Et si c'était ça, dit-elle, la supériorité du socialisme."

Avec une telle philosophie du travail et de tels échecs dans l'attribution des ressources, le système communiste ne peut prétendre pouvoir véritablement concurrencer le système capitaliste. Et alors que les libertés politiques sont quotidiennement bafouées à l'est du rideau de fer, l'Europe occidentale apparaît comme bien plus forte. Pourtant, Raymond Aron la voit entre deux menaces : d'une part l'armée rouge, dans la mesure où elle est toujours tributaire des Etats-Unis pour sa défense, et qu'à l'époque, il était impossible d'exclure un conflit à terme entre les deux blocs. D'autre part, cette Europe semble décadente aux yeux de certains, dans la mesure où l'ampleur des libertés qu'elle accorde à ses citoyens peut la rendre plus fragile face aux chocs extérieurs. La France par exemple, est sous le coup du vent libertaire que mai 68 a fait souffler. Raymond Aron évoque pour illustrer cela le fait que les institutions traditionnelles (comme l'armée ou l'université) ne s'imposent plus d'elle-même comme auparavant. Ainsi, pour l'université, le prestige donné par le titre même de professeur ne suffit plus pour que celui-ci domine ses élèves, ils lui demandent des qualités charismatiques, faisant entrer l'irrationnel dans un domaine où seul la raison devrait prévaloir. C'est en fait une crise de l'autorité qui voit le jour, et les conséquences négatives de celle-ci ne sont pas à sous-estimer.

Trente années après la publication de cet essai, il apparaît que chacune des analyses réalisées par Raymond Aron s'est vérifiée. Et si le bloc soviétique n'est plus et que le communisme est largement discrédité par les faits, il reste des gens pour préférer ce système au capitalisme qui a fait ses preuves en matière de performances économiques. La crise de l'autorité évoquée, elle, reste d'actualité. C'est un mal qui n'a d'ailleurs pas fini de ronger les sociétés occidentales.