Il est un livre qui est totalement inconnu en France, mais qui de l'autre côté de l'Atlantique a connu un succès tel qu'il a eu une grande influence dans la société toute entière.
Atlas Shrugged est un énorme roman écrit par Ayn Rand, et publié en 1957 aux Etats-Unis. A travers la fiction, il s'agit d'un plaidoyer constant d'Ayn Rand pour sa philosophie et sa morale. Le roman conte le chemin de croix de Dagney Taggart, vice-présidente d'une compagnie de chemins de fer, dans une Amérique au bord du socialisme. Autant le dire tout de suite, tous les personnages se classent aisément en trois catégories :
- les méchants : ce sont tous d'horribles geignards incompétents, et qui, pour obtenir des places qu'ils ne méritent pas, font en sorte de profiter du travail des autres et de blâmer autrui lorsque quelque chose ne va pas. Ce sont des adeptes du relativisme (considérant que rien n'est sûr) mais aussi du socialisme. Ils estiment ainsi que les entrepreneurs ne doivent leur réussite que grâce à la société et qu'ils doivent impérativement leur en rendre les fruits. Leur plus grand avantage est qu'ils arrivent à faire en sorte que les gens compétents culpabilisent pour être meilleurs que les autres.
- les héros : ce sont des esprits géniaux, beaux, doués d'une capacité de travail hors du commun... et généralement décrits comme sociopathes. C'est bien simple, tout ce qui a été créé sur Terre l'a été par la volonté de ce genre de personnes. Alors que le monde entier devrait se prosterner devant leur supériorité, il s'avère qu'ils ont été constamment exploités pour donner à la société le produit de leur intelligence, sans en être vraiment récompensé, allant même jusqu'à être dénigrés par l'idéologie dominante.
- les gens ordinaires. Parfois du côté des héros, souvent manipulés par les méchants, ils n'ont, à vrai dire, qu'une place tout à fait mineure dans la société décrite par Ayn Rand.
Nous sommes donc dans le manichéisme le plus complet. Et Ayn Rand présente un monde au bord de l'écroulement, où tout va de plus en plus mal. On comprend rapidement où elle veut en venir : à force d'exploiter de façon ingrate l'intelligence des héros pour des motifs inavouables (en théorie la générosité, en réalité la paresse et l'incompétence), les méchants découragent les héros. De ce fait, la société bénéficie de moins en moins de leurs largesses, alors qu'ils étaient indispensables au fonctionnement de l'économie. Il s'avère même que bon nombre d'entre eux ont décidé de faire grève, de se retirer du monde pour créer une nouvelle société paradisiaque fondée sur l'égoïsme dans un endroit caché dans les montagnes du Colorado. Les héros sont Atlas, le titan qui porte le ciel sur ses épaules, mais un Atlas qui à force d'être déçu, laisserait tout tomber.
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'une fois qu'Ayn Rand a une idée en tête, elle n'en démord pas. Sa philosophie est l'"objectivisme". Cela consiste à considérer que tout est rationnel, que la réalité peut parfaitement être appréhendée, et que dire le contraire est une crime contre l'esprit tout puissant. Comme il n'y a qu'une seule réalité, un seul point de vue est digne d'intérêt. Cela explique la façon virulente qu'elle a de caractériser ses ennemis, tous ceux qui ne partagent pas sa foi en l'individualisme. Car comme l'esprit humain est omnipotent, il faut le laisser travailler, et donc que chaque individu soit parfaitement libre. Cela veut dire qu'il ne vit que pour lui, et non pour les autres, et qu'il ne tente pas de faire faire quelque chose à autrui sans que celui-ci ne le veuille lui-même. La seule vraie règle est le droit à la propriété : chacun doit pouvoir bénéficier du fruit de son travail. Et même, de façon idéale, aucun service ne doit être rendu gratuitement. Tout a un coût.
A force de ne reconnaître en l'argent que la concrétisation du mérite d'un individu, le roman nie certains faits jusqu'au ridicule. Ainsi, la question de l'héritage est abordée de façon bien étrange. L'un des personnages principaux est l'héritier d'une immense fortune dans les mines de cuivre, mais plutôt que d'hériter, va faire en sorte de racheter l'entreprise familiale par sa propre création d'entreprise (sans aucune aide), et tout cela à l'âge de vingt ans environ. Dagney Taggart hérite de la compagnie de chemin de fers avec son frère, mais doit uniquement à ses propres compétences la survie de l'entreprise. La plupart des héros sont des self made men, partis de rien, étant arrivés au sommet par leurs propres moyens, mais handicapés par le poids de la collectivité.
Dans une logique aussi individualiste, la seule forme d'interaction possible est l'échange, l'échange au sens premier : la transaction. Quand un homme et une femme s'aiment, c'est uniquement dans cette approche transactionnelle. Ce qu'ils retirent de l'autre a suffisamment de valeur pour eux pour qu'ils donnent d'eux-mêmes en retour. Evidemment, ce n'est possible que pour les héros, conscients de leur valeur. Pour les autres, les relations humaines ne sont que des pertes de temps ineptes.
Atlas Shrugged propose donc une grande vision de l'homme. Un homme libéré des autres. Ayn Rand s'en prend vivement à tous ceux qui essayent de contraindre autrui à suivre des règles de vie préétablies, par la force ou par la superstition.
- Par la force, comme le fait l'Etat, qui ne devrait pas vraiment exister, si ce n'est pour défendre la propriété contre les pillards. Avec toutes ses lois, l'Etat ne fait que restreindre la liberté, et se transforme en pillard lui même.
- Par la superstition, comme le fait la religion. Elle aussi ne fait que mettre toute sortes de restrictions à la liberté de l'individu, profitant de l'angoisse née du vide. Or il ne saurait être question de paradis ultérieur, ce serait tromper la vérité. Il est possible en revanche de se créer son propre paradis personnel sur Terre.
Tout au long du roman, les pages se suivent et se ressemblent. Le monde ne peut vivre sans les esprits géniaux d'une petite minorité, le pillage systématique dont ils font l'objet et l'ingratitude des masses aboutit à un suicide collectif plus ou moins conscient. C'est une charge extrêmement violente contre le marxisme, le socialisme, la générosité et toute forme de collectivité. Ayn Rand remplit son livre d'une haine brûlante envers tous ceux qu'elle considère comme inférieurs. Cela révèle d'ailleurs d'un étonnant complexe de supériorité de sa part, dans la mesure où elle n'est en fin de compte restée connue que pour des œuvres pleines d'amertumes, où les personnages ne sont pas à la place qu'ils devraient être. Sa vision des choses à sens unique ne laisse pas d'espace pour la contradiction. L'idéologie présente relève donc d'un extrémisme totalement assumé, elle serait forcément dangereuse si elle venait à être appliquée.
Il n'est donc pas étonnant que ce livre ne soit pas connu en France, et n'y ait jamais été traduit. Il entre en contradiction frontale avec le système de valeurs cher aux Français. Aux Etats-Unis, il continue de se vendre très bien. C'est même une base du libertarianisme, un courant de pensée notable en Amérique. Le mouvement des Tea Parties s'y réfère toujours. La différence culturelle entre les deux côtés de l'Atlantique apparaît plus clairement à la lumière d'un tel livre. Il faut en être conscient.