Pendant toute la dernière campagne présidentielle, l'ombre de Jean-Marie Le Pen a pesé sur les autres candidats. En 2002, sa présence au second tour avait été une telle surprise, si lourde de conséquences, que cette fois-ci, personne n'excluait que ce scénario ne se reproduise. Il y a cinq années, de nombreux électeurs avaient choisi le leader du Front National pour exprimer un ras-le-bol général vis-à-vis de la classe politique française, perçue comme ayant échouée du côté de la gauche comme de la droite. Cette désaffection avait aussi poussé l'électorat à choisir l'un des nombreux petits candidats au premier tour pour "envoyer un message", ou tout simplement à ne pas se rendre au bureau de vote. Au bout du compte, Jean-Marie Le Pen eut davantage de voix que Lionel Jospin, un fait qui posait et continue de poser de graves questions sur l'état de la France. Cette année, alors qu'il était relativement difficile de voir ce qui avait réellement changé entre 2002 et 2007, Jean-Marie Le Pen a fini quatrième, bien loin des scores des précédentes présidentielles. Cela est du au fait que bon nombre de mécontents se sont cette fois-ci reportés sur la candidature de François Bayrou, que l'affrontement entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy a été particulièrement marqué et clair, et qu'en conséquence, le taux de participation a été bien plus important.

Pour bien comprendre les fluctuations des résultats électoraux du Front National, il faut se pencher plus en avant sur la composition de son électorat. Même s'ils sont rarement évoqués dans les médias, il ne faut pas oublier l'importance des catholiques traditionalistes dans ce courant d'opinion. Il s'agit de conservateurs virulents, n'ayant jamais bien accepté le passage à la République, surtout sa version laïque qu'ils estiment dénaturer les valeurs qu'ils souhaitent défendre. Ainsi, le courant royaliste Action Française, qui continue de perdurer d'une certaine façon, a soutenu Jean-Marie Le Pen à la dernière présidentielle. S'ils n'ont pas une forte influence sur la société française, ces catholiques traditionalistes n'en restent pas moins assez soudés pour constituer une force notable.

Quand bien même rejettent-ils ce qu'ils perçoivent comme l'islamisation de la société française, il ne faut pas confondre ces derniers avec les authentiques racistes, dont la présence en France ne peut être contestée. Il s'agit là de racistes dans le sens de ceux qui croient à des différences de valeurs entre les ethnies, en accordant évidemment la supériorité à la leur. A peu près exclu de la parole publique (et certainement à raison), ils n'en gardent pas moins leur bulletin de vote. Ce mode de pensée tenace avait obtenu une visibilité à la fin des années trente, et lors de circonstances troubles de l'occupation nazie de la France. Cette époque avait vu l'épanouissement de divers mouvements d'extrême droite, certains conservateurs, d'autres tendant plus nettement vers le fascisme tel qu'il s'étendait dans le reste de l'Europe. Cela se traduit dans l'activisme du Parti Franciste, du Rassemblement National Populaire ou du Parti Populaire Française de Jacques Doriot, un parti particulièrement antisémite et collaborationniste. Si chacun de ces mouvements a été liquidé lors de la libération, les traces idéologiques qui peuvent en subsister chez certaines personnes les orientent à se prononcer en faveur du Front National. Sans véritable force idéologique et sans structure, cette pensée qui est surtout une haine a sans doute un certain poids en France, sans qu'il soit possible de l'évaluer précisément.

De ceux qui haïssent l'autre, il faut distinguer ceux qui en ont peur, ou qui ne le comprenne pas. Ceux-là se sentent avant tout dans une position menacée, et votent avec leur désespoir. Ils sont sensibles à des discours simplificateurs, qui s'en prennent à ceux qui détiennent des responsabilités, alors qu'eux sont souvent au bas de l'échelle sociale. Le discours qui s'adresse à eux est souvent qualifié de populiste, parce qu'il fait appel au peuple. L'emploi de ce qualificatif est néanmoins l'apanage de ceux qui sont justement considérés comme élitiste par le peuple, rendant la confrontation malaisée. En 1956, Pierre Poujade avait obtenu un succès électoral remarqué en s'en prenant aux tenants de l'ordre établi, en prenant la défense de la ruralité et des petits commerçants. Parmi les 56 députés élus sous la bannière poujadiste, figurait justement le jeune Jean-Marie Le Pen. Les capacités oratoires de ce dernier lui permettent justement de s'attirer un certain succès dans cette frange de l'électorat, par des thématiques accusatrices basées sur le rejet de ceux qui oublient ou méprisent les "petites gens". Nombreux sont, dans cette partie de l'électorat du Front National, ceux qui avaient autrefois fait confiance à un autre mouvement politique, et qui décident de se tourner vers l'extrême droite par déception envers les autres partis. En regrettant que l'on ne se mette plus à leur niveau, ils comptent envoyer un message, un avertissement aux personnalités politiques qui sont au pouvoir. Cela ne veut d'ailleurs pas dire qu'ils resteront convertis à l'extrême droite pour toujours, bien au contraire.

C'est justement cette catégorie d'électeurs qui avait gonflé les résultats du Front National en 2002, et qui a rejoint Nicolas Sarkozy en 2007, heureux qu'il y ait enfin un homme politique de premier plan qui parle leur langage, et s'exprime sur leurs inquiétudes. Ce fut un facteur décisif dans la décrue du Front National lors des dernières échéances électorales, les faibles résultats des législatives poussant le parti d'extrême droite dans des difficultés financières. On peut se réjouir à bon droit de cette moindre force des extrêmes. Mais dans le cas du Front National, crier trop tôt victoire serait une victoire. En 1999, après la scission entre Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen, le parti de ce dernier avait déjà été considéré comme relevant de l'histoire ancienne. Il faut dire que les 5,69 % obtenus aux européennes de cette année là représentaient une contre-performance remarquable, avec un score trois fois inférieur aux résultats habituels du Front National. Pourtant, moins de trois ans plus tard, Jean-Marie Le Pen se qualifiait pour le second tour de l'élection présidentielle. Sous-estimer à nouveau le potentiel de voix du Front National serait donc une grave erreur. Et c'est aussi pour cela que Nicolas Sarkozy a un devoir de réussite dans l'action qu'il mène.