Au début du vingtième siècle, les pays européens disposaient d'une certaine forme de leadership. Outre la colonisation du monde par l'établissement d'empires, le progrès technique, les échanges économiques et l'influence politique avaient pour base l'Europe. Cela ne l'empêchait pas de connaître des crises économiques, ni d'avoir son lot de problèmes, mais au moins elle disposait, dans sa globalité, d'une certaine indépendance dans le choix de ses décisions. Indépendance et influences si fortes même que l'Europe se croyait dans son bon droit en voulant que le reste du monde agisse selon ses volontés, imaginant que tout ce qui n'était pas civilisé dans le même sens qu'elle était justement une place à civiliser, à occuper, à posséder. La première guerre mondiale, choc des arrogances, a fait perdre à l'Europe son leadership, et la seconde, son indépendance d'une certaine façon. Condamnée pendant des décennies à être le terrain d'affrontement des deux super puissances américaines et soviétiques, l'Europe a progressivement perdu son statut de pôle de décision. Il est certain depuis la crise de Suez que l'Europe n'a plus comme choix que celui d'accompagner les décisions prises à l'extérieur, sa seule question étant de se demander qui suivre. Depuis la chute de l'URSS, le monde se concentre moins sur un affrontement entre deux puissances, mais plus sur les tensions entre les Etats-Unis contre l'intégrisme islamiste, et peut être bientôt, la puissance chinoise.

Dans ce jeu, l'Europe de l'Ouest d'abord (grâce à la libération et au plan Marshall), puis celle de l'Est (grâce à la reconnaissance qu'ont les nouvelles démocraties de l'Europe de l'Est pour les Etats-Unis pour leur rôle dans leur libération du joug communiste) a choisi de se rassembler sous la bannière américaine. Cela parait toutefois normal : les Etats-Unis ont, comme les pays européens, une économie capitaliste, un système politique démocratique, une certaine proximité culturelle et donc souvent des intérêts convergents. Il n'y a aucune honte à avoir les mêmes idéaux de démocratie et de liberté. Seulement, cette coopération se fait parfois au bénéfice que d'un seul participant. Pour chacune de ses orientations (de nature économique, diplomatique ou militaire), les Etats-Unis disposent d'un tel poids que la balance pèse naturellement de leur côté s'il n'y pas de réajustement. Ainsi, les Reagonomics, tournant vers une économie particulièrement libérale, se sont rapidement diffusées au reste du monde. Le rôle de l'économie américaine est prédominant dans l'économie mondiale : les bourses européennes suivent docilement la tendance de Wall Street, c'est la consommation américaine qui fait tourner les économies locales, la volonté d'établir une concurrence pure et parfaite a entraîné une situation où le dumping social est encouragé, par l'utilisation intensive de main d'oeuvre de pays émergents, et cet effort de libéralisation profite avant tout aux grandes entreprises aux pouvoirs gigantesques, épaulés par des fonds spéculatifs tout aussi influents. D'un point de vue diplomatique, il a suffit que l'administration Bush décide de faire la guerre à l'Irak pour qu'un grand nombre de pays (aux premiers rangs desquels la Grande Bretagne, l'Espagne, l'Italie et les pays de l'Est) décide de les accompagner (parfois par décision gouvernementale non appuyée par le peuple) sans même vraiment réfléchir aux raisons justifiant l'entrée en guerre.

Bref, sans même gloser sur les méfaits supposés des Etats-Unis, ou se répandre en anti-américanisme, ce n'est pas s'avancer énormément que de dire que les Etats-Unis bénéficient d'économies d'échelle dans les domaines stratégiques de par la taille de leur pays, et donc par la force des choses de leur économie, de leur armée, de leur recherche, de leurs médias... Le poids est un élément important pour peser (évidemment). Et les pays européens, après s'être entre-déchirés deux fois de façon absolue après de siècles de guerres plus ou moins constantes, sont divisés, et faibles comparativement à cette hyper puissance (d'après le mot de Hubert Védrine). Seuls, des pays comme la France ou l'Allemagne ont peu de chance de se faire entendre, de peser. Dès lors, il est instinctif de penser que nous sommes plus fort unis. Pour la France, un pays de 60 millions d'habitants ne représente pas grand chose sur la scène internationale, alors que dire des petits pays européens.

La construction européenne a d'abord été construite comme une base de paix, et le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est parfaitement réussi. C'est aussi un espace de coopération : à chaque problème une solution adaptée. Et il convient d'apporter des solutions de même envergure que celles des problèmes. Donc, à problème régional, échelon de résolution régional. A problème dépassant la taille d'un pays, réponse plus vaste. C'est le champ d'action de l'Union Européenne, et il y a beaucoup à faire. Mais pas seulement dans la construction de zones de libre échange où une concurrence toujours plus forte apporterait le bonheur généralisé. L'utilité de cette force se retrouve dans la diplomatie, où notre voix commune peut être plus forte. Elle se retrouve dans la recherche, où par les échanges universitaires et des projets de grande envergure, nous pouvons avancer sur notre propre chemin et à grande vitesse. Elle se retrouve dans le monde de l'entreprise, où des entreprises européennes peuvent se comparer à des General Electric, et un jour peut être, faire jeu égal avec des Microsoft. Elle se retrouve dans la force militaire, qui si unifiée dans une certaine mesure (et beaucoup est déjà fait dans ce sens), peut appuyer notre sécurité. Elle se retrouve dans la police, dans la justice, dans la solidarité entre différents pays en cas de coup dur... Bref, nous avons tout à gagner de la construction européenne.

Ses ennemis lui reprochent une perte de souveraineté. Il n'y a pourtant pas plus de perte de souveraineté que lorsque j'abdique une partie de ma souveraineté pour laisser un gouvernement élu démocratiquement prendre des décisions à ma place. C'est ce qu'on appelle un contrat social. Le contrat social qui nous réunit, nous engage à vivre ensemble, en décidant que le gouvernement sera assuré par des instances représentantes avec un pouvoir temporaire et équilibré par des contre pouvoirs, c'est la base de notre démocratie. Pour traiter uniquement des questions auxquelles on ne pourrait répondre pertinemment à l'échelle d'un seul pays, il est utile de prolonger tout simplement ce contrat social, et c'est le but de la construction d'une politique européenne.

Malheureusement, les affrontements incessants entre pays européens ralentissent et rendent parfois inefficace l'action de l'Union Européenne. Celle-ci même n'est pas exempte de défaut, et le reproche si souvent adressé à la Commission (être trop bureaucratique) se vérifie en effet en de nombreuses occasions. Avec ses membres nommés, la légitimité de la Commission parait trop faible, d'autant plus que le parlement européen manque encore de pouvoir de contrôle vis à vis d'elle. Comment s'étonner dès lors d'un désamour européen ?

Les peuples européens ont vécu bien des choses ensembles. Il y a communauté d'Histoire, de mouvements culturels et même de vécu religieux. Etre européen veut dire quelque chose : c'est assumer son appartenance à sa nation et reconnaître en même temps faire partie de quelque chose de plus grand. La conscience d'identité européenne n'est pas encore très répandue, mais la graine est d'ores et déjà plantée dans une plaine qui ne demande qu'à être fertilisée. L'engrais, c'est la découverte de la nécessaire et effective communauté de destin. Il faut pour cela donner plus de place aux peuples dans la construction européenne, pour qu'ils puissent se l'approprier et la faire réussir. Dans l'idéal, il faudrait que l'exécutif puisse être élu par le peuple européen, et que les pouvoirs du parlement européen soient renforcés. Tout en gardant nos régimes politiques nationaux, le champ d'action européen doit être vraiment reconnu en tant que tel et dépendre d'un pouvoir propre. Il apparaît alors que le meilleur système politique pour traiter de ces enjeux est un système de type fédéral. Je suis convaincu qu'une Europe fédérale peut améliorer l'efficacité des institutions européennes, en renforcer sa légitimité, et en garantir le contrôle par les citoyens. Dès lors, il est temps de penser à l'élaboration d'une Constitution pour l'Europe.

Et de façon étonnante, il y a eu une Convention pour en élaborer une, les gouvernements européens se sont mis d'accord, avec difficulté certes, sur un projet. Le référendum est le meilleur moyen pour légitimer une Constitution, vu l'importance du changement engagé. En France, il a eu lieu. Après une campagne disputée, le projet a été rejeté. Ce projet-là en tous cas ne verra certainement pas le jour. Certes, il n'était pas parfait. Il n'était pas vraiment nécessaire d'y incorporer ce fameux titre III qui alourdissait le tout, la politique de l'Union Européenne étant déjà décidée par ailleurs. Au niveau des institutions, c'était bien timide si le but était de faire un système fédéral, mais ce n'était évidemment pas le but : chaque chose en son temps, et il aurait été trop tôt pour que le peuple européen puisse déjà accepter ce système. Mais c'était encore trop pour les souverainistes/nationalistes, qui considèrent encore que dans la compétition mondiale, chaque pays peut s'en sortir seul, recroquevillé sur lui-même. En outre, le texte a été l'objet d'une désinformation incroyable de la part d'opposants moins naturels situés dans la gauche la moins responsable. Accusé de tout et de n'importe quoi, et presque toujours à tort, le projet de Constitution a en fin de compte été rejeté dans le flot du mécontentement général de la population à l'égard de la politique. Ce texte si important ne méritait pas cela.

Le coup est très rude, et nous mettrons beaucoup de temps à nous en remettre. Pourtant, il faut bien recommencer à travailler dans cette direction. A vrai dire, nous n'en avons pas vraiment le choix. Sans plan B, la construction européenne est atone, meurtrie. Il faut désormais trouver d'autres voies/voix pour porter ce projet. L'Europe fédérale est une nécessité, un espoir et un but à atteindre, pour que ce devienne un moyen utile à l'ensemble de la population. Il serait bien grave d'y renoncer.