Le débat a duré une quarantaine de minutes, et n'est même pas arrivé au vote. Hier, l'Assemblée Nationale se penchait sur la question du génocide arménien, déjà reconnu, et surtout de la possibilité d'interdire son négationnisme. Il est assez savoureux de remarquer que le Parti Socialiste a déposé un projet de loi légiférant sur l'Histoire, alors qu'il avait justement rejeté celui qui visait à reconnaître officiellement les bienfaits apportés par la colonisation française. Si c'était le droit qu'ont les hommes politiques à énoncer l'Histoire qui était alors en question, qu'en est-il aujourd'hui ? Un autre aspect amusant de ce projet de loi est qu'il est l'exact contraire de ce qui est en Turquie, où pour le coup il est interdit d'affirmer que les Turques aient pu commettre un génocide sur le peuple arménien lors de la première guerre mondiale. La Turquie a d'ailleurs menacé la France de représailles diplomatiques si jamais ce projet de loi venait à être adopté, et c'était bien le seul argument qu'a faiblement défendu Philippe Douste-Blazy en exhortant les députés de rejeter le texte. Il faut dire que la Turquie n'entretient déjà pas des relations de premier ordre avec la France. En cause, la loi française contre le port du foulard islamique à l'école, mal vu par le président de la Turquie, un islamiste "modéré" à la tête d'une république pourtant laïque. En cause aussi, cette reconnaissance du génocide arménien. En cause surtout, le fait qu'une grande majorité de la population française refuse l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne.

Jacques Chirac défend pourtant corps et âme cette candidature, allant même contre la volonté des Français en acceptant d'ouvrir des négociations d'adhésion en décembre 2004. Il n'a qu'un seul argument pour la défendre : rejeter la demande turque amènerait à favoriser l'émergence du courant islamiste, qui deviendrait à terme dangereux pour l'occident selon les préceptes du choc des civilisations. C'est aussi l'argument évoqué par Michel Rocard, autrefois pourtant un Européen convaincu. Comment vouloir faire adhérer la population à cette adhésion avec comme seul argument celui du chantage ? Si la Turquie n'entre pas, y compris de force dans l'Union Européenne, elle voudra nous affronter. Voilà l'argument développé. Il ne suffit évidemment pas. D'abord, parce que si l'on veut nous faire croire que la Turquie est un pays développé qu'on nous le dit, y compris sur les fondements démocratiques, elle ne serait pas autant menacée par les extrémistes islamistes. Ensuite, la Turquie a tout le loisir de développer sa propre zone d'influence avec les pays d'Asie centrale, dont elle est plus proche. En fait, les arguments développés par les Britanniques, grands défenseurs eux aussi de la candidature turque, sont moins hypocrites. Pour eux, la seule fonction que doit avoir l'Union Européenne est celle d'une zone de libre échange, et n'a pas vocation à développer de politiques communes. Et vu que l'adhésion de la Turquie affaiblirait grandement les dernières possibilités de construire une Europe politique, cela ne peut qu'aller dans le bon sens pour eux. Ce n'est donc pas étonnant que les Etats-Unis militent eux aussi pour cette adhésion, alors que ce ne sont pas leurs affaires : ils préfèrent évidemment une Europe faible.

Si c'est uniquement pour faire du libre échange, un partenariat privilégié avec la Turquie suffit bien. Mais l'Union Européenne doit avoir de plus grandes ambitions que ça, en ayant notamment des politiques intégrées communes, dans les domaines qui l'exigent. Pour susciter l'adhésion de la population, il faut impliquer les citoyens en leur faisant prendre conscience de la communauté que forme les différents peuples d'Europe. Mais pour cela, il faut encore savoir de quoi on parle lorsque l'on évoque l'Europe. La moindre des choses pour mieux la discerner est de lui donner des limites, des frontières. Nul besoin de les inventer, elles sont connues de tous : l'Océan Arctique au nord, l'Atlantique à l'ouest, la Mer Méditerranée au sud, l'Oural (les montagnes puis le fleuve) à l'est, la Mer Noire puis le Bosphore au sud-est. Dès lors, le caractère européen de la Turquie se limite à la petite partie où se situe la ville d'Istanbul. Mais la grande majorité du territoire de la Turquie est formée par l'Anatolie, située en Asie mineure. La capitale, Ankara, est également située en Anatolie, montrant l'ancrage asiatique du pays. A priori, il n'est pas possible de ne faire adhérer qu'Istanbul à l'Union Européenne. Il serait alors particulièrement absurde de vouloir faire adhérer un pays asiatique à une union justement européenne. Comment expliquer le projet européen s'il cesse d'être européen ? Tous ceux qui sont attachés à la construction européenne refusent donc cette adhésion inopportune, et les peuples européens ne manqueront pas de la refuser. Ouvrir de façon illusoire des négociations d'adhésion était donc la pire des choses à faire pour la Turquie, car lui donner de faux espoirs ne pourra qu'engendrer des incompréhensions. Il aurait été plus honnête de leur dire dès le départ que la Turquie n'avait pas vocation à entrer dans l'Union Européenne, qu'il y avait néanmoins des opportunités de collaboration dans certains domaines tels que la politique commerciale, et que l'Union Européenne soutiendrait la Turquie dans d'éventuels projets d'union avec les pays d'Asie centrale.