Alors que le débat actuel porte surtout sur le génocide arménien perpétré par la Turquie, en fond sonore la question de l'adhésion de la Turquie revient. Celle-ci voit dans ce débat non seulement une tentative de s'introduire dans son Histoire, mais aussi un nouvel obstacle tendu pour qu'elle n'intègre pas l'Union Européenne. Et si la loi en question a certainement été conçue avec les meilleures intentions, il n'en reste pas moins que la Turquie fait bien de se demander si elle arrivera en fin de compte à intégrer l'Union Européenne, car il est injurieux envers elle de la laisser s'installer dans de faux espoirs. Les seuls partisans de la construction européenne qui soutiennent cette adhésion le font avec l'argument "stratégique" : sans cette adhésion, la Turquie se transformerait selon cette théorie en un dangereux pays aux mains des islamistes, ce qui fait que l'Europe a le couteau sous la gorge et ne peut qu'accepter cette adhésion. Et cela quitte à sacrifier le projet politique européen... Plusieurs personnalités politiques l'ont bien compris, au premier rang desquels François Bayrou qui est au moins toujours juste lorsqu'il évoque la construction européenne. Sur ce point, il y a aussi Nicolas Sarkozy, qui dans un entretien accordé à la revue Le Meilleur des Mondes (numéro d'automne 2006) consacré à sa vision des questions internationales, a répondu en argumentant bien à la question de l'adhésion turque. Comme cette revue est assez peu diffusée, la citation sur le passage en question est intéressante, et ce d'autant plus qu'elle a été peu médiatisée. La voici :

"Michaël Prazan : Pour rester sur le sujet de l'Otan, ce que vous disiez tout à l'heure à propos du Royaume-Uni, éviter l'éloignement en l'intégrant, pourrait finalement s'appliquer à la Turquie en Europe..."

"N. Sarkozy : C'est une question extrêmement difficile. Je suis attaché à un projet, qui est celui des pères fondateurs de l'Europe, celui de l'Europe politique. De quoi s'agit-il ? De l'Europe intégrée. Or a la minute où vous faites entrer la Turquie, non pas parce qu'elle est la Turquie, j'y reviendrai, mais parce que c'est un pays de soixante-quinze millions d'habitants (de cent millions en 2025 ; c'est-à-dire le premier pays d'Europe par la démographie, puisque l'Allemagne compte quatre-vingt-deux millions d'habitants), il n'y aura plus la possibilité d'une Europe intégrée. Voulez-vous me dire ce que deviendra le projet d'Europe politique intégrée avec la Turquie dans l'Europe ?

J'aime la Turquie. Quand vous expliquez aux habitants de la Cappadoce que c'est une grande région d'Europe, ils seront à juste titre étonnés. Si cela se produit, c'en sera fait de l'Europe politique. Tony Blair, que j'apprécie, ne veut pas d'une Europe politique. Donc, il veut la Turquie ! Bush ne veut pas d'une Europe politique. Donc, il veut la Turquie ! Je ne dis pas que vous êtes illégitimes à vouloir la Turquie, je dis qu'il y a incohérence à vouloir la Turquie et l'Europe politique. La question est : est-ce que l'Europe politique n'est pas déjà morte à 25 et 27 ? C'est une vraie question. Mais je ne veux pas renoncer à ce projet qu'elles que soient les difficultés de l'Europe des 25. D'où ma conviction qu'il faut changer la règle de l'unanimité en Europe. On ne peut pas imposer à un pays ce qu'il ne veut pas. En revanche, je n'accepte pas que celui qui ne veut pas avancer empêche les autres de le faire. C'est une chose de dire : "Moi, tel ou tel pays, je ne veux pas avancer", c'en est une autre d'accepter que ce pays empêche les 24 autres d'avancer. Et par conséquent, la seule façon de sauver l'Europe politique, c'est de faire sauter ce verrou. Un pays pourra dire non, mais en son nom, pas au nom des autres.

Pour revenir à la Turquie, la liberté de circulation des personnes et des biens avec l'Anatolie centrale, c'est une grande difficulté. Parce que l'on a quand même un problème d'intégration des musulmans qui pose la question de l'islam en Europe. Dire que ce n'est pas un problème, c'est se masquer la réalité. Si vous faites rentrer cent millions de Turcs musulmans, qu'est-ce qu'il en sera ? Et enfin, dernier point : la Turquie, c'est l'Asie Mineure, et nous sommes en train de parler de l'Europe ! Je n'expliquerai pas aux petits écoliers français que les frontières de l'Europe, ce sont l'Irak et la Syrie. Et puis une fois que vous l'aurez fait, vous aurez fait du problème kurde un problème européen. Formidable ! Il vous restera à faire du Hamas et du Hezbollah des problèmes européens, parce que si vous considérez que la Turquie est européenne, il faut tout de suite penser au Liban, sans oublier Israël, parce que Israël est plus européen que la Turquie. A ce moment-là, il s'agira peut-être d'une autre organisation qui consistera à prendre la totalité des pays de l'arc méditerranéen : Maroc, Algérie, Tunisie compris. Eux étaient français il y a soixante ans. Et à ce moment-là, on peut être 43, 60, 70 en Europe ! Et l'Europe, qui deviendra une sous-région de l'Onu, n'existera donc plus. Si, pour stabiliser la Turquie, il faut déstabiliser l'Europe, je dis que c'est cher payé. Que direz-vous à la Russie quand elle voudra rentrer ? Et puis naturellement, n'oubliez pas l'Ukraine ! L'Ukraine, chère à André Glucksmann, je m'y suis rendu. J'étais d'ailleurs l'un des premiers à m'y trouver au moment de la révolution. Allez à Kiev, et vous verrez que c'est une capitale totalement européenne. Vous voyez la situation dans laquelle on se trouverait ?"