Dans son livre Diplomatie, Henry Kissinger retrace l'opposition qu'il perçoit à travers le temps entre une approche idéaliste de la diplomatie, et une approche réaliste. Sa thèse, en fin de compte, est plutôt simple : pour que la paix règne, il est illusoire de compter sur les grands principes moraux, ils poussent surtout à s'enferrer dans les situations les plus internables. Il est bien plus efficace en revanche de s'appouyer sur les intérêts de chaque nation, car ils permettent de trouver plus facilement des accords, ou plutôt des points d'équilibre. Le modèle de diplomate de Henry Kissinger s'appelle ainsi le prince de Metternich. Celui-ci représentait l'Autriche au Congrès de Vienne à la fin des guerres napoléoniennes, et il batit un équilibre des forces entre les puissances européennes tel que la paix fut sauvegardée pendant plusieurs décennies par la suite, ce qui relevait de l'exploit au vu des antagonismes qui séparaient chaque nation. Selon l'analyse de ce système faite par Henry Kissinger, l'équilibre des forces et la prédictabilité des intérêts nationaux étaient la clé de voute de raisonnements dissuadant chacun de se lancer dans la guerre, au vu des risques en terme de gains et de pertes. Ce n'est qu'avec Bismarck que cette logique fut vraiment brisée, laissant la porte ouverte aux nationalismes à travers l'Europe, et par leur biais, aux revendications absolues, idéalisées, éloignées du pragmatisme qui fait les succès diplomatiques.

Dans la politique étrangère américaine, Henry Kissinger loue Theodore Roosevelt pour ses visions internationales qui le classent justement du côté des réalistes, et met l'engagement des Etats-Unis dans la première guerre mondiale sur le compte de l'idéalisme de Woodrow Wilson. C'est ce même idéalisme qui serait à l'origine de la création de la Société des Nations, où est placé le concept de paix avant tout. Henry Kissinger semble méfiant envers de telles organisations, car cet idéalisme se révèle être un handicap lorsqu'il s'agit de négocier avec des puissances hostiles, comme l'a montré le déclenchement de la deuxième guerre mondiale. Il ne croit pas vraiment que l'on puisse s'appuyer sur un intérêt mondial, et préconise davantage de jouer sur les intérêts propres à chaque pays pour trouver un consensus. C'est à travers ce prisme que Henry Kissinger a conseillé Richard Nixon et Gerald Ford dans le domaine de la politique étrangère des Etats-Unis. Pour faire face au danger de la puissance soviétique, plutôt que de passer par la confrontation frontale, il a souhaité porter la lutte sur des théatres de combats d'importance relative, pour éviter l'expansion de l'influence russe. Il a surtout opéré le rapprochement avec la Chine communiste, et à ce titre le voyage de Richard Nixon à Pékin pour voir Mao Zedong est le modèle de coup diplomatique voulu par Henry Kissinger au nom de politiques réalistes. Le but des Etats-Unis était de limiter l'expansion russe, et pour cela, il fallait montrer à l'URSS qu'ils étaient prêts à faire face à toute menace provenant d'eux. C'est ainsi que l'équilibre des forces nucléaires est valorisée comme étant un élément qui a permis que la guerre ne se déclenche jamais. Il se trouvait aussi que la Chine et les Etats-Unis avaient des buts communs en voulant contrôler l'expansion soviétique. Le réalisme fût donc pour les Etats-Unis d'oublier que la Chine était communiste, que Mao était responsable de millions de morts, pour rétablir des relations diplomatiques entre les deux pays et laisser ainsi sous entendre qu'ils étaient des alliés implicites face à l'URSS. Dans le contexte de la guerre du Vietnam où les Viet-congs étaient soutenus par les soviétiques, cela comptait évidemment.

Seulement, pour que le modèle "réaliste" puisse fonctionner, il faut que chaque pays se montre raisonnable dans le calcul de ses espérances. De nos jours par exemple, il est quasiment impossible de négocier quoi que ce soit avec les islamistes, où même de trouver un modus vivendi implicite avec eux, lorsque ceux-ci sont obnubilés par des questions religieuses qui ne se posent qu'en des termes absolus. Il faut de toute façon être conscient que la realpolitik amène des relations diplomatiques où la tension est constante entre les pays, l'important étant de toujours rester dans des limites acceptables pour la survie même des entités. Et avec les technologies actuelles, les destructions vont vites. Enfin, la realpolitik peut facilement être qualifiée de cynique, dans le sens où les résultats comptent bien plus que les moyens, et que les résultats sont mesurés à l'aune de l'intérêt national plutôt qu'à une quelconque morale. Cela peut mener à tous les excès en terme de manipulations et de coups, si l'intérêt est présent et le risque calculé. Henry Kissinger est ainsi souvent accusé d'être à l'origine de nombreuses opérations moralement scandaleuses à travers le monde, qui n'eurent comme seul but de servir les intérêts américains. La plus célèbre d'entre elles étant bien sûr le coup d'Etat opéré par le Général Pinochet contre Salvador Allende, qui avait accedé au pouvoir au Chili de façon démocratique. Il reste néanmoins qu'une vision de l'ordre mondial fondée sur les intérêts nationaux de chacun et l'équilibre des forces entre chaque protagoniste demeure opérante dans les relations internationales.