Il y a déjà cinq années, le démographe Emmanuel Todd publiait Après l'empire, essai sur la décomposition du système américain. Sa thèse est plutôt simple : les Etats-Unis seraient sur le déclin, et cela expliquerait le comportement actuel de ce pays. Comme Emmanuel Todd avait, en 1976, prédit la fin de la puissance soviétique dans son livre La Chute finale
, nombreux furent ceux qui ont trouvé des raisons de croire à sa nouvelle prophétie. Pourtant, les raisons qui amèneraient ce déclin américain ne sont pas totalement convaincantes. En effet, sa démonstration repose avant tout sur une batterie d'indicateurs démographiques, tel que le taux de fécondité, ou bien sur l'évolution des modèles familiaux américains. En insistant si lourdement sur ces considérations, il donne surtout l'impression d'un démographe qui croit que le monde entier peut totalement s'expliquer par les évolutions démographiques, alors qu'elles ne sont qu'une force de changement parmi d'autres. Certes, il avance également d'autres arguments, tels que les déficits de la balance commerciale et de la balance des paiements des Etats-Unis. Ces déficits constituent réellement une menace pour l'économie, mais il serait réducteur que de croire qu'il s'agit d'une menace pour la seule économie américaine : si un jour les dollars sortants des Etats-Unis n'y étaient plus réinvestis, provoquant un effondrement de l'économie américaine, cela pénaliserait évidemment par ricochet l'ensemble de l'économie mondiale. Rien ne dit que d'autres entités, comme l'Europe ou la Chine, seraient capables d'assumer un rôle aussi central, ou même que le système économique actuel peut changer sans dégâts mondiaux.

En outre, la thèse d'Emmanuel Todd est pénalisée par une analyse géostratégique expliquant le comportement actuel des Etats-Unis par une fuite en avant, devant la perspective d'être de moins en moins puissante. Fondamentalement ce n'est certainement la peur d'être faible qui a poussé les Etats-Unis à intervenir militairement en Afghanistan et en Irak, mais bel et bien la certitude d'être fort. D'ailleurs, Emmanuel Todd néglige complètement, ou refuse de voir un élément fondamental de la puissance américaine : sa domination idéologique et culturelle. A l'heure où l'anti-américanisme est au plus haut à travers le monde, les Etats-Unis n'en reste pas moins au centre du monde culturel, et demeurent la cible des regards d'une énorme partie du monde. Que ce soit dans le domaine des films, de la littérature, de la musique, des études universitaires, du management d'entreprise ou de l'innovation technique, les Etats-Unis dépassent de loin les autres pays. Ne serait-ce qu'en France, pays pourtant très anti-américain, cette domination culturelle est plus que jamais visible. Mais cet aspect ne semble pas avoir attiré l'attention du démographe, alors que cette situation ne parait pas menacée.

Ce livre d'Emmanuel Todd a rencontré un grand succès principalement pour deux raisons : d'une part, sa prédiction réussie quant à l'URSS lui a donné une certaine crédibilité, dans le sens où l'on pourrait croire qu'il a trouvé la clé qui permet de prédire l'avenir. Pourtant, un succès ne garantit pas le suivant. Ainsi, à ceux qui doutaient de son concept révolutionnaire d'automobile, la Smart, le fondateur des montres Swatch, Nicolas Hayek, se bornait à répondre qu'on lui avait fait les mêmes observations lorsqu'il se lançait dans les montres. Pourtant, le succès de la Smart fut loin de celui qu'il escomptait. D'une manière générale, faire des prévisions à long terme sur l'avenir est un exercice plus que risqué, il est même illusoire que de croire que l'on puisse trouver une méthode efficace en la matière. Il suffit de voir la très longue liste de ceux qui s'y sont risqués, des personnalités parfois très illustres, et qui ont échoué. Certes, le nombre est si grand que statistiquement, parmi les théories lancées, l'une d'entre elle apparaît comme pas trop éloignée de ce qu'il se passe effectivement. Mais cela n'indique en rien de futurs succès.

Et en l'occurrence, si la thèse défendue par Emmanuel Todd paraît crédible à autant de lecteurs, et la deuxième raison du succès du livre, c'est qu'elle est la théorisation des espoirs fondés par tous ceux qui souhaitent un affaiblissement des Etats-Unis. L'ouvrage entier est en fait construit de telle manière que son auteur cherche des raisons pour justifier l'idée qu'il s'était fait avant de commencer son analyse : le déclin américain. Ne serait-ce que de qualifier, dès le titre, les Etats-Unis d'empire montre le présupposé qui est à l'œuvre. C'est ainsi surtout un fantasme que l'on découvre et qui est justifié a posteriori, le fantasme de la disparition de l'influence américaine, combattue parce que justement trop forte. Croire qu'elle est faible derrière les apparences revient en fin de compte à prendre ses désirs pour des réalités, et c'est bien pour cela que la démonstration tentée est si peu convaincante.