Les agriculteurs français représentent une catégorie non négligeable de l'électorat. Pas forcément en terme de masse de population, mais davantage en termes d'influence sur le débat et d'impact sur la vie des campagnes. Leur métier exige une grande capacité de travail, et de gagner suffisamment pour vivre et rembourser les emprunts des lourds investissements qu'ils doivent faire pour s'implanter et renouveler leur matériel. Leur production se vend au prix du marché qui varie quotidiennement selon les critères d'offre et de demande. Ils n'ont pas la liberté de fixer leur prix, ils sont souvent obligés de vendre au prix du marché car leurs productions sont périssables et peuvent être difficilement stockées indéfiniment. C'est pourquoi lorsque les prix de vente descendent dramatiquement, ils sont rapidement acculés financièrement, n'ayant à peine de quoi couvrir leur frais de fonctionnement. L'injustice perçue est d'autant plus grande, qu'ils n'ont pas ménagé leurs efforts pour cultiver leurs terres. Voilà pourquoi ils entrent dans de telles révoltes lors des crises agricoles.

La baisse des prix provient de deux facteurs possibles. En premier lieu, la surproduction fait que l'offre étant supérieure à l'offre, les prix baissent pour tous les producteurs pour attirer des acheteurs attirés par une marchandise bon marché. Des conditions climatiques optimales, des gains de productivité ou l'arrivée de nouveaux producteurs sur le marché ou la disparition de certains acheteurs peuvent expliquer l'apparition d'une surproduction. L'autre facteur de baisse des prix est la concurrence de produits provenant de pays étrangers, où les salaires étant moins élevés permettent de proposer de bas prix, et ce d'autant plus que les barrières douanières sont basses et les coûts de transports peu élevés. Les agriculteurs français doivent ainsi faire face aujourd'hui à la concurrence de pays d'autres concurrents, tels que l'Argentine ou l'Australie.

Avec la mondialisation, l'importance des importations et des exportations en matière de produits agricoles n'est plus à démontrer. Ainsi, au XIXème siècle, l'essentiel du commerce mondial reposait sur des produits agricoles et leur commerce avait une grande influence sur le niveau de vie des agriculteurs. Par exemple, lors du blocus britannique sur la France de Napoléon, les fermiers anglais avaient pu bénéficier d'un débouché garanti à travers leur marché domestique. Avec la fin des guerres napoléoniennes et l'abondance de céréales provenant de l'étranger, ils exigèrent l'adoption d'une loi renchérissant le prix des céréales étrangères et se protéger de cette concurrence qui mettaient à mal leurs profits. Il fallut une trentaine d'années avant que les corn laws ne soient abrogées, permettant alors à la Grande Bretagne de régner sur le commerce mondial une fois adoptée la doctrine du libre échange. Mais à la différence de la situation actuelle, les fermiers anglais étaient de riches propriétaires fonciers, des aristocrates bien différents de nos agriculteurs. Et leur survie parait essentielle pour certains territoires ruraux déjà fortement désertifiés.

De part l'étendue de son territoire et la clémence de son climat, la France a toujours eu une vocation agricole importante. C'est pourquoi le Général De Gaulle a vu l'agriculture comme un avantage français à préserver dans le cadre du commerce mondial. Lors de la création de la Communauté Economique Européenne, il comprenait que faire une zone de libre échange avec un pays aussi industriellement développé que l'Allemagne risquait de fortement mettre à mal la balance commerciale française. Pour compenser l'inévitable augmentation des importations de produits manufacturés allemands qui suivraient, il comptait sur l'existence d'un système favorisant l'agriculture à travers une politique agricole commune, structurellement à l'avantage des Français afin de préserver l'intérêt national français dans la construction européenne. La Politique Agricole Commune (ou PAC), créée dès le Traité de Rome de 1957, se voulait productiviste, pour assurer à la CEE l'autosuffisance de la production alimentaire, et protectionniste, pour assurer la survie d'un tissu agricole dense. Divers mécanismes permettaient de stabiliser les cours des denrées, et impliquaient une gestion très administrée de l'agriculture.

Le succès de la PAC fut telle que l'autosuffisance alimentaire fut rapidement atteint, puis dépassée. Afin d'éviter une chute des cours due à la surproduction, la CEE dut acheter à des niveaux élevés de grandes quantités de produits agricoles, en les stockant en espérant pouvoir les revendre lorsque les cours seraient trop élevés. Malheureusement, la nature structurellement productiviste de l'agriculture européenne fit que pour certains produits les stocks devinrent durables, la seule solution à leur écoulement devint l'exportation. Au fil du temps la PAC se transforma ainsi en subventions aux exportations, provoquant l'ire des industries agricoles des autres pays en dehors du continent européen, comme ceux du groupe de Cairns, réunis pour défendre leurs intérêts dans les négociations du GATT. Les pays en voie de développement sont particulièrement en difficulté, ne pouvant exporter facilement leur production en Europe, mais aussi devant affronter la concurrence de prix artificiellement bas des produits européens du fait des subventions. Les Etats-Unis, eux, subventionnent également leur agriculture malgré la colère du reste du monde. Mais ce n'est pas un point constitutif d'infraction aux règles de l'OMC, vu que l'Union Européenne, les Etats-Unis, le groupe de Cairns et les pays en voie de développement ont constamment failli à trouver un accord sur les règles à adopter depuis la création du GATT. Encore aujourd'hui, la question agricole reste l'obstacle à la réussite du cycle de négociation de Doha de l'OMC. Et dans ces négociations, la France veille particulièrement à ce que la PAC soit la moins remise en cause possible.

Une telle politique n'est pourtant soutenable sur le long terme. D'une part, selon les critères du développement durable. D'autre part d'un point de vue financier, la PAC étant devenue une charge disproportionnée dans budget européen, qui profite beaucoup à la France, mais cela au grand dam de ses partenaires qui souhaiteraient qu'une partie de ces sommes soit attribuée à des programmes bénéficiant à plus de personnes. Pour diminuer la surproduction, l'Union Européenne a déjà des politiques de promotion des terres en jachères, d'aides à la baisse de la production ou de remise en cause des prix garantis. Cela provoque le désarroi des agriculteurs qui ont le sentiment d'être payés pour ne pas produire, alors qu'ils souhaitent avant tout pouvoir vendre honnêtement leur production. Mais avec la surproduction, le libre jeu des cours ne l'assurent même plus un revenu suffisant, et cela même avec de très grandes quantités produites. Ce désarroi se traduit de façon régulière par des manifestations d'agriculteurs, voire par des opérations spectaculaires et parfois violentes de destruction de leur production ou de mise à sac de ce qui contrevient à leurs intérêts.

Si la solidarité nationale peut s'exprimer avec les agriculteurs en cas de mauvaises conditions climatiques, il est malsain de soutenir un système à bout de souffle. Vu qu'il y a manifestement un problème avec la quantité produite, peut être est-il temps de promouvoir davantage la qualité ? Le fort taux de nitrates de nos terres et de l'eau de bon nombre de rivières démontrent qu'un effort doit être fait quant à l'utilisation d'insecticides et d'engrais. Certains pesticides ont même représenté un danger pour les abeilles, alors qu'elles sont un maillon essentiel de la biosphère. Il convient alors de s'intéresser sans a priori sur les effets de l'agriculture selon les normes biologiques, ou au moins de faire un pas vers elles. Les produits qui en sont issus ne sont pas forcément de meilleure qualité, ou meilleurs pour la santé. Le gain principal est surtout à observer dans la moindre pollution que ces normes entraînent. Peut être l'Union Européenne peut elle changer son fusil d'épaule, et promouvoir la diminution des produits chimiques dans l'agriculture. Certes, elle devrait faire face aux pressions de l'industrie chimique, mais cette diminution entraînerait une inévitable diminution des quantités produites et une meilleure préservation de notre environnement. D'un point de vue international, les pays qui n'appartiennent pas à l'UE pourraient se féliciter de ne plus subir la concurrence de produits subventionnés en dehors du marché européen, mais ils devraient comprendre également que si l'UE venait à adopter une telle politique, ce ne serait pas pour ouvrir massivement son marché à des produits qui ne prennent pas en compte les mêmes contraintes de préservation de l'environnement. L'autosuffisance alimentaire est souhaitable si elle se fait à un prix raisonnable pour les consommateurs, mais les subventions aux exportations sont coûteuses et injustes. Une fois celles ci remises en cause, les autres pays ne devront pas demander plus à l'Union Européenne quant à l'ouverture de leur marché. C'est un équilibre qu'il faudra adopter.