En 1991, Michel Albert, président des AGF, publie le livre Capitalisme contre capitalisme. Il y expose sa thèse, une différentiation entre deux types de capitalisme, le capitalisme anglo-saxon et le capitalisme rhénan. Le capitalisme anglo-saxon est présenté comme extrêmement libéral, ne reposant que sur les critères d'offre et de demande. Les actionnaires font la loi dans les entreprises, et ils ne demandent qu'une chose : de la rentabilité. Peu importe les moyens, l'essentiel est de maximiser les bénéfices, quitte à ne voir qu'à court terme. Le capitalisme anglo-saxon s'accommode mal des réglementations qui empêchent les entreprises d'agir à leur guise. C'est pour cela que Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont tant oeuvré pour dérèglementer l'économie à tous les niveaux. L'autre approche du capitalisme est celle rhénane : en Allemagne comme au Japon, l'économie est tout à fait capitaliste, mais l'État est plus présent, les entreprises sont gérées dans le souci d'un dialogue permanent avec les employés. En Allemagne, cela se fait par le dialogue social avec des syndicats puissants, respectés et responsables. Au Japon, les travailleurs font partie de cercles de qualité, visant à améliorer les produits et à faire remonter l'information du bas vers le haut, selon le modèle célèbre du toyotisme. Les banques sont également influentes dans la définition des plans d'entreprise, et elles sont prêtes à préférer les objectifs de plus long terme que les actionnaires venant de la Bourse. Au bout du compte, Michel Albert établit que le capitalisme rhénan est non seulement plus juste socialement, mais plus efficace économiquement.

Et si cette thèse a eu beaucoup de succès lors de sa sortie, c'est qu'en 1991, elle paraissait expliquer l'ordre économique mondial de l'époque et celui à venir. Pendant le mandat de George H. W. Bush, les Etats-Unis traversent une crise économique troublante. L'Amérique semble subir le contrecoup du libéralisme triomphant apporté par Ronald Reagan. Elle s'inquiète même des performances économiques incroyables d'autres pays alors qu'elle connait une croissance amoindrie. L'Allemagne et le Japon ont eux des performances économiques époustouflantes, des balances commerciales largement bénéficiaires lorsque la balance commerciale américaine est grandement déficitaire. Les entreprises japonaises se permettent même d'avoir des vues sur celles américaines, et les constructeurs d'automobiles américains sont mis à genou par la concurrence des voitures japonaises sur le territoire américain. Sorti en 1988, le film Retour vers le futur 2 peint un avenir dominé par les entreprises japonaises, de la même manière que les Etats-Unis dominaient le monde économique auparavant...

Mais depuis, les performances économiques de l'Allemagne et du Japon ont été bien moins bonnes, voire même très mauvaises. Les deux pays ont traversé dans les années 90 des crises graves, d'origine immobilière pour le Japon, à la suite de la réunification pour l'Allemagne. Le chômage y a fortement augmenté alors que la croissance y était en berne. Pendant ce temps, l'Amérique connaissait une forte période de croissance, un chômage inexistant, et continue de faire la pluie et le beau temps dans l'économie mondiale. L'Allemagne et le Japon se sont depuis résolus à emprunter des éléments du capitalisme anglo-saxon pour remonter la pente, ce qui a été symbolisé par une certaine déreglementation ces dernières années en Allemagne, ou l'arrivée de PDG étrangers à la tête des entreprises nippones.

Ainsi, la thèse de Michel Albert selon laquelle le capitalisme serait plus efficace économiquement parlant s'est rapidement retrouvé invalidée. Séduisante à l'époque, elle donne une analyse intéressante d'une situation donnée, mais l'écueil arrive quand vient le parti pris, qui découle sur une certaine forme de prophétisme hasardeux, qui repose essentiellement sur un souhait personnel. Evidemment, le capitalisme rhénan apparait attrayant comme semblant moins violent que celui anglo-saxon. Mais il met moins l'accent sur le risque, pourtant nécessaire. Du reste, il n'est pas question de faire là l'apologie du capitalisme anglo-saxon par rapport à celui rhénan, mais plutôt de remettre en cause les analyses qui partent de la conclusion pour faire une démonstration biaisée, et rapidement périmable. Au moins peut-on éviter de faire d'une situation particulière la preuve insurmontable de la façon dont tourne le monde.