Au nom d'une conception paraît-il hégélienne de l'Histoire, Karl Marx en cherchait le moteur, et croyait l'avoir trouvé dans la lutte des classes. C'est une vision des choses. Mais quand on regarde l'Histoire en général, et celle de France en particulier, ce n'est pas forcément le plus frappant. D'autres questions semblent se poser avec une très belle constance. La plus notable est sans conteste celle de la place de l'Etat. L'Empire Romain avait une administration gigantesque, relevant de Rome en dernier ressort, mais permettant une certaine décentralisation pour gérer les territoires au plus près. Par la suite, c'est l'ensemble du Moyen Age qui voit s'affronter le roi et les seigneurs. Cela traduisait à chaque fois une opposition entre Etat et féodalité.

En France, les dynasties mérovingiennes et carolingiennes sont justement tombées car elles n'ont pas réussi à garder leur prééminence face aux seigneurs locaux. Le maire du palais Charles Martel prit le pouvoir aux rois mérovingiens en étant le seigneur le plus puissant, à tel point que l'Etat n'était plus l'administration royale, mais la sienne. Mais la dynastie carolingienne qu'il fonde est elle aussi en proie aux conflits avec les seigneurs locaux. Si ceux-ci veulent leur indépendance vis-à-vis du pouvoir central, si l'un d'entre eux est en position de force, il n'hésite pas pour autant de recréer un pouvoir central autour de lui. Ce qui se traduit par un changement de dynastie. C'est ce qui arriva quand le duc Hugues Capet s'empara à son tout de la couronne. Les carolingiens étaient devenus trop faible, et lui était le plus puissant d'un milieu profondément divisé.

Les premiers capétiens n'étaient eux-mêmes que modérément puissants, la féodalité étant encore très présente dans la mentalité. Elle apportait une certaine autonomie aux seigneurs, qui la défendaient jalousement. Le domaine royal n'était de toute façon que guère étendu. Ce n'est que plus tard que le roi a vu ses pouvoirs s'accroître, notamment sous le règne de Philippe Auguste, lorsqu'il prit le contrôle de l'Anjou et de la Normandie aux Anglais. Le pouvoir restait toutefois très féodal encore sous Saint Louis, et son règne restera d'ailleurs comme une référence pour les seigneurs. Cela change nettement sous Philippe le Bel, qui met en place toute une administration, et perfectionne le circuit judiciaire, engendrant de multiples mécontentements chez les vassaux.

C'est à la suite de cette évolution que la guerre de cent ans prendra son essor : les Anglais, beaucoup moins nombreux, ont presque constamment pu compter sur les divisions des Français, avec comme leitmotiv, l'hostilité de potentats locaux à la nécessité de respecter les décisions du roi, puis de payer l'impôt servant à financer la guerre. Après la bataille de Poitiers, l'Etat s'effondrera, mais comme les seigneurs n'étaient plus capables de prendre le relais, l'anarchie s'installa. Les rois français ont été régulièrement trahis par les membres les plus éminents de leur propre famille, avec d'abord le roi de Navarre pendant la première moitié de la guerre, puis le duc de Bourgogne dans la deuxième. Tous justifiaient leur opposition au roi au nom de la défense des libertés locales, quitte à pactiser avec l'ennemi. Mais quand la couronne anglaise voulait imposer sa propre administration sur les territoires français, ça ne se passait pas mieux.

Quand Richelieu dirige la France sous Louis XIII, la centralisation du pays sous une administration efficace est un de ses objectifs. On retrouve donc à nouveau cette opposition fondamentale dans la Fronde, lorsque Louis XIV était jeune. Celui-ci profita de sa victoire en décidant de tout ramener vers lui, ancrant une monarchie absolue qui durera. Cette force de l'Etat restera si bien dans les mentalités que lorsque la Révolution se déclenche, les révolutionnaires, malgré l'opposition du parti girondin, finissent par conserver cette centralisation administrative, ne lui reprochant dans sa forme d'ancien régime que son absence de démocratie.

Depuis que la démocratie est établie, soit depuis 1870, l'Etat jacobin perdure toujours. Mais on continue de se demander s'il faut encore plus d'Etat (à travers l'Etat Providence), ou s'il en faut moins (et qu'il se recentre sur ses compétences régaliennes). Pour ce qui est de l'administration, la France est est abondamment servie. C'est plus au niveau de l'efficacité qu'elle est en manque. Il est néanmoins remarquable que cette question continue de nous ajouter à travers les siècles.