La question chypriotte reste au coeur des relations diplomatiques entre l'Union Européenne et la Turquie. Ou plutôt, elle reste une pierre d'achoppement qui les trouble. L'île est historiquement peuplée par des Grecs et des Turcs, deux peuples qui se sont longtemps combattus par le passé, et la situation demeure une question assez classique de domination territoriale. En l'occurrence, au vingtième siècle, la population chypriotte était en grande majorité d'origine grecque. Alors que le territoire fut pendant quelques décennies sous administration britannique, son rattachement à la Grèce ou à la Turquie était encore hors de question. Mais lorsque l'île prit son indépendance, il y eut très vite une volonté forte de réaliser l'enosis, l'union avec la Grèce dont elle était si proche culturellement. La présence d'une minorité turque était un obstacle évident à l'opération, et en éloignait la perspective. Ainsi, quand en 1974 un coup d'Etat fut organisé pour forcer le rattachement de Chypre à la Grèce, la Turquie répliqua en envahissant la partie nord de l'île pour empêcher l'enosis. Si la République de Chypre demeura indépendante, l'armée turque n'en a pas moins continué d'occupper le nord de l'île, créant de fait une partition de l'île. Cette partition a perduré au cours des décennies suivantes, transformant la division géographique en une division ethnique, avec une République de Chypre composée de citoyens d'origines grecques, reconnue par la plupart des pays à travers le monde, et une administration turque qui s'occuppe des chypriotes turques, dont une bonne part de Turques venus en colons pendant cette période, passant ainsi outre la Convention de Genêve sur la non-colonisation des territoires occuppés. Cette administration turque n'est de ce fait reconnue que par le gouvernement turque.

Or depuis le 1er mai 2004, Chypre en tant qu'Etat est devenue l'un des membres de l'Union Européenne. Si la petite île n'est pas géographiquement en Europe, cette adhésion fut surtout l'occasion de faire un ersatz d'enosis pour la Grèce, en faisant incorporer Chypre au même ensemble qu'elle. Paradoxalement, des négociations d'adhésion ont été ouvertes entre la Turquie et l'Union Européenne. Cela peut sembler d'autant plus surprenant que la Turquie ne reconnaît pas l'un des membres de cette Union, en refusant d'admettre la souveraineté de la République de Chypre. Ainsi, l'Union Européenne est en train de discuter adhésion avec un pays qui nie l'existence d'un de ses membres. Evidemment, le poids d'une armée très nationaliste pèse en Turquie dans le débat sur la concession que serait une reconnaissance de la Chypre grècque. Tout cela forme une situation inextricable. Certes, ce n'est pas la seule avec la Turquie. Mais cela représente tout de même une gêne indéniable, et à vrai dire invraisemblable.

Dès lors, le véto de Chypre à l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne serait tout à fait naturel. Il serait même juste que ce véto provienne de l'ensemble des pays qui constituent cette Union, tant le mépris de la Turquie envers Chypre est incroyable. Encore aujourd'hui, la Turquie refuse l'accès des bateaux chypriottes à ses ports. Du reste, il y a bien d'autres points qui ne rendent pas souhaitable l'adhésion de la Turquie. Mais celui-ci n'est pas le moindre.