Paul Krugman, le dernier prix Nobel d'Economie, explique dans son livre The Conscience of a Liberal que les inégalités s'accroissent profondément aux Etats-Unis, comparant la situation actuelle avec celle post-New Deal, où l'Amérique était prospère et plus homogène, c'est à dire dans les années 50 et 60. Il montre que les inégalités ne sont pas seulement fortes en matière de patrimoine, comme ce fut surtout le cas jusqu'à présent, mais qu'elles s'élargissent également en matière de revenu. Il n'a pas de mal à démontrer que les dirigeants des grandes entreprises américaines ont des salaires bien plus élevés en proportion de ceux de leurs employés aujourd'hui que pendant les Trente Glorieuses. Il considère cela comme étant le résultat des politiques libérales menées par Ronald Reagan, qui ont à la fois remis en cause le rôle de distributeur qu'avait pu avoir l'Etat, mais aussi déculpabiliser ceux qui réussissent par rapport au niveau élevé de leurs revenus. Au cours des années 80 s'est imposée l'idée qu'il était bien de vouloir être toujours plus riche.

En France également, nombreux sont ceux à s'interroger sur le niveau de rémunération des dirigeants des grandes entreprises. Chaque année, la presse publie des enquêtes montrant les rémunérations stratosphériques des patrons des plus grandes entreprises françaises, et surtout, constate une forte augmentation chaque année de celles-ci. Le reste de la population se sent en bonne partie mal à l'aise face à ce constat. De tels salaires sont-ils mérités ? Une manière d'en juger est de déterminer quelle est la part de mérite du dirigeant dans la bonne santé de l'entreprise. Etre chef d'entreprise est une tâche difficile, qui demande beaucoup de temps, de qualités et une certaine prise de risque. Mais quel risque y a-t-il en cas de parachutes dorés ? Les débats politiques et économiques actuels montrent l'inanité de telles mesures. Quant à la charge de travail, elle est la même pour de nombreux dirigeants d'entreprises de toutes tailles, mais ils n'ont pas tous les mêmes salaires. Ces différences pourraient alors s'expliquer par la différence dans la qualité du travail.

Il peut être difficile de juger de l'impact personnel de quelqu'un sur de grandes organisations. Le cas simple est celui où la personne concernée est le responsable principale et presque unique du succès ou de l'échec : dans la musique ou l'édition par exemple, un chanteur ou un auteur verront mis leur talent mis à contribution, et c'est cet apport qui représentera l'essentiel de la valeur proposée aux clients. La rémunération sera donc largement proportionnelle aux ventes, et des revenus conséquents seront seulement la conséquence de la reconnaissance de ce talent par les clients. Dans le cas de l'acteur de cinéma, c'est déjà plus délicat. Il peut représenter une tête d'affiche susceptible de motiver la venue du public dans les salles, mais il est plus rarement l'unique raison du succès d'un film. Si son rôle est important, il peut être rémunéré sur la base des entrées. Le cachet habituel ne représente que la valeur que les producteurs se font de son travail, mais c'est tout de suite plus subjectif. Alors dans le cas d'un chef d'entreprise, mesurer l'impact personnel peut être vraiment hasardeux. Lorsque Carlos Ghosn a réussi à refaire de Nissan une entreprise profitable, l'impact était indéniable. Dans le cas d'autres périodes moins tranchées, comment déterminer le critère de succès ? Ce peut être par corrélation avec le cours de l'action, censée représenter une création de valeur pour l'actionnaire. Mais ce critère n'est retenu que lors des périodes de hausse des marchés, jamais de baisse. Paul Krugman montre justement dans son livre comment les critères retenus pour évaluer la performance des dirigeants ont tendance à changer quand les résultats sont mauvais. S'installe alors un soupçon notable sur la l'aspect "juste" de ces rémunérations.

Un élément donné par les chefs d'entreprise pour expliquer ces fortes rémunérations est celui que les entreprises sont obligées d'offrir des salaires compétitifs à leurs dirigeants pour les forcer à ne pas partir dans d'autres entreprises. C'est probablement l'argument le plus hypocrite. C'est ce qui sert aussi de justification aux salaires des footballeurs : quelques clubs se battent pour offrir des salaires très élevés aux plus grandes stars, quitte à être structurellement déficitaires. Un tel système est assez malsain, mais au moins, l'impact du footballeur est vue à l'aune de ses performances sur la saison. Une fois celle-ci finie, le palmarès permet de voir rapidement comment elle s'est déroulée. Or les décisions d'un chef d'entreprise ont des répercussions sur une distance bien plus longue qu'une année. Nombreux sont ceux qui ont été considérés comme très satisfaisant jusqu'à ce que l'on se rende compte qu'ils n'avaient su préparer leur entreprises à de nouveaux défis ? Ils sont alors remplacés, mais les années ne peuvent être remplacées, et les mauvais dirigeants s'en tirent toujours bien.

La vérité est qu'il n'y a pas de réel marché des chefs d'entreprises comme il y en a un pour les footballeurs. Les différences de performances ne sont pas telles qu'un changement de dirigeant suffise à couler une entreprise du jour au lendemain. Dès lors, il ne saurait être question d'augmenter les salaires de craintes d'un départ. Et ces justement ces augmentations fortes et régulières qui posent problème. Elles se produisent même en l'absence de croissance. Les chefs d'entreprises du CAC40 seraient les mieux payés d'Europe. Ce n'est pas étonnant : ils ont la mauvaise habitude de siéger dans les conseils d'administrations des uns des autres, formant ainsi un petit groupe qui auto-juge ses performances. D'un point de vue moral, ce n'est pas neutre.

A l'heure où il est question de "moraliser les règles du capitalisme", le salaire des plus grands patrons ne pourra être un sujet tabou. Ceux-ci doivent eux-même se rendre compte qu'il doit mesurer leur mérite personnel de manière équitable avec les autres employés. Car en attendant, ils ne font qu'attiser l'incompréhension du plus grand nombre, et laisser planer une impression de lutte des classes qui ne sert personne.