L'une des raisons invoquées par les Etats-Unis pour combattre le régime marxiste nord-vietnamien dans les années 60 était illustrée par la théorie des dominos. Selon celle-ci, la propagation du communisme était contagieuse, et si on laissait le Vietnam devenir communiste, alors ce serait au tour des pays situés à proximité d'être sujets à la menace communiste. En Corée et au Vietnam, les Etats-Unis luttaient donc pour empêcher que toute l'Asie bascule dans le camp communiste. Si ce principe, énoncé pour la première fois dans les années 50, est facile à comprendre, il s'avère assez imprévisible dans les faits.

On l'a justement vu en premier lieu à la suite de la guerre du Vietnam. Malgré leurs efforts, les Etats-Unis ont bel et bien quitté le pays en laissant le Sud Vietman seul face aux communistes du Nord. Et comme anticipé, les communistes prirent rapidement le contrôle de tout le pays. Cette victoire fut rapidement suivi par le basculement dans le communisme des deux autres pays de l'ancienne Indochine, le Laos et le Cambodge. Pourtant, la chute des dominos s'arrêta là. La Thaïlande, directement voisine du Laos et du Cambodge, ne bascula jamais dans le communisme. Le roi y resta chef de l'Etat sans discontinuer pendant des décennies, pendant que la vie politique thaïlandaise alternait entre régimes démocratiques et régimes conservateurs militaires. On crut alors la théorie des dominos invalidée.

Mais lorsque le mur de Berlin tomba en 1989, c'est l'ensemble des pays du bloc soviétique qui souhaitèrent mettre fin à leurs régimes dictatoriaux et s'affranchir de la tutelle russe. Le mouvement, d'abord originaire de Pologne, se propagea rapidement et entraîna la fin du communisme en Hongrie, en RDA, en Tchécoslovaquie, en Bulgarie et en Roumanie. Puis, ce fut l'URSS qui s'écroula, avec l'indépendance des pays dominés par la Russie... La concomitance de ces révolutions et leur proximité géographique permirent de ressortir la théorie des dominos du placard, pour constater qu'elle avait cette fois fonctionné, cette fois au bénéfice de la démocratie.

Désormais conscients que la théorie des dominos pouvait jouer en leur faveur, elle servit à nouveau de justification aux Etats-Unis pour leur intervention en Irak en 2003. L'idée de l'administration Bush était alors d'installer un régime démocratique à Bagdad, ce qui influerait sur les pays voisins. Ils souhaiteraient basculer à leur tour échapper au joug de leurs dictateurs respectifs, ce qui finirait par pacifier l'ensemble du Proche et du Moyen Orient. A posteriori, on ne peut que constater que ces espoirs ont été bien douchés, l'enthousiasme des Irakiens et la réussite de leur démocratie étant en premier lieu très relatifs.

Au moment où on l'attendait le moins, la théorie des dominos s'est à nouveau appliquée sans prévenir. Le succès de la surprenante révolution tunisienne, opérée par l'initiative de la seule population de ce pays, eut valeur d'exemple pour les autres pays arabes. C'est ainsi que le régime fut renversé par la population en Égypte, et que des mouvements similaires ont éclaté dans d'autres pays arabes, comme la Libye ou la Syrie. Après des mois de lutte, la Libye a finalement réussi à se débarrasser de son dictateur local. Mais il semble que les choses soient plus difficiles à chaque pays supplémentaires. Ainsi, à l'heure actuelle, les perspectives sont sombres pour les révoltés syriens. Et il n'y a pas grand chose à espérer en Iran.

La théorie des dominos est donc un concept pertinent. Si l'effet d'entrainement d'un pays sur un autre joue incontestablement, il ne faut pas pour autant négliger le droit des peuples à disposer d'eux mêmes. Ils sont les seuls légitimes pour mettre fin aux régimes qui les oppressent. Et c'est pour cela qu'il est inutile de prendre l'initiative à leur place, ou bien de les libérer sans qu'ils en montrent le désir.