Les aventures des Schtroumpfs, ces petits lutins bleus pacifiques, ont connu un succès phénoménal à travers le monde, d'abord par la bande dessinée de Peyo, puis et surtout pas son adaptation en dessin animé par Hanna Barbera. Si cette adaptation a tendance à se concentrer sur l'affrontement entre les gentils Schtroumpfs et le méchant Gargamel, il y a quelques albums de la BD qui sont très intéressants à relire même en ayant quitté le stade de l'enfance. Dès le deuxième album, l'histoire du Schtroumpfissime montre les mécaniques de pouvoir, de politique, des liens entre démocratie et dictature. Le Schtroumpf financier pose la question du rôle de l'argent dans une société. Il y a aussi Schtroumpf vert et vert Schtroumpf qui se veut être le reflet de la division de la Belgique... A la lecture de ces différents albums, on se rend compte que la société schtroumpfe ne tient qu'à un fil, celui de l'irréalité. Celle de la taille constante de cette communauté, l'âge également constant des schtroumpfs, et la personnalisation marginale des individus, qui donnent à la société une certaine stabilité, ainsi que le rôle divin du Grand Schtroumpf.

Dans le Schtroumpfissime, celui-ci doit s'absenter du village. Très vite, un conflit apparaît pour savoir ce qu'il faut faire. Pour résoudre la question, il est décidé de nommer un chef lors d'une élection. Celui qui la remporte gagne en ayant tenu un discours de promesses démagogiques et contradictoires, flatteuses pour ses électeurs. Investi de ce pouvoir, il admet peu la contestation, et transforme le régime en une dictature. Il recrute une armée d'abord en promettant les honneurs, puis en passant par l'obligation. Celle-ci doit lutter contre les résistants qui refuse son commandement. En plein milieu de l'ultime bataille, le grand Schtroumpf intervient deus ex machina, et tout est réglé et pardonné. Une trame similaire est suivie dans le Schtroumpf financier : le Grand Schtroumpf, malade, laisse introduire par un Schtroumpf la monnaie, avec un système similaire aux humains. Pourtant habituellement, la nourriture est donnée à tout le monde, et chacun fournit à peu près sa fonction dans la société. Mais la monnaie révèle que l'utilité de chacun n'est cruellement pas la même dans la société schtroumpfe : le poète gagne beaucoup moins que l'agriculteur et le boulanger, qui nourrissent les autres. Quant au Schtroumpf feignant, sa survie même semble menacée. Plongés dans les tourments du besoin et de l'opulence, les Schtroumpfs en perdent la joie de vivre, et lorsque le Schtroumpf financier renonce à son rêve, le Grand Schtroumpf lui explique que ce qui est bon pour les humains n'est pas forcément bon pour eux.

Car en fait il apparaît que la société schtroumpfe est communiste. Mais vraiment communiste, au sens même rêvé par Marx. Les 100 Schtroumpfs jouent leur rôle, vivent ensemble joyeusement dans une cohésion qui amortit les éventuelles dissensions. Il n'y a pas d'Etat à proprement parler, tout juste un guide révéré en la personne du Grand Schtroumpf dont l'absence conduit immanquablement ses ouailles vers le chaos. Ils sont tous de la même classe sociale et conscients de leur égalité. Le village des lutins Schtroumpfs est utopique, et assumé comme tel. L'idée d'une telle société est séduisante sur le papier, mais totalement irréalisable chez les humains, où tout change chaque jour, où chacun voit le spectre du temps qui passe, et où les individualités sont autrement plus affirmées. Chez les humains, comme tout le monde n'a pas la chance d'avoir l'emploi qu'il souhaite, l'effort est souvent vu comme une torture. Et c'est bien là la différence avec la société schtroumpfe : personne n'y est jaloux du Schtroumpf feignant, épicurien qui vit libéré de l'effort car rien ne le pousse à en faire. Chez les humains, nombreux sont ceux qui souhaiteraient pouvoir adopter un tel comportement. C'est le principe du passager clandestin, où l'on espère profiter sans payer, sans se rendre compte que la généralisation d'un tel comportement empêche le service d'être réalisé. Dans le véritable communiste, il n'y aurait pratiquement plus que des passagers clandestins dans une société où aucun travail ne serait accompli. Aucun travail, donc aucune richesse, aucun confort, aucune nourriture. Si la véritable société communiste n'est jamais apparue sur Terre, c'est bien que le stade du "socialisme" ne voyait pas l'étape suivante possible dans les régimes gouvernés par des communistes. Rien ne laissait penser qu'autre chose que la dictature d'un Etat boursouflé pouvait remplacer l'initiative personnelle.

Quant au Grand Schtroumpf, dont on pourra discuter des ressemblances avec Dieu ou Marx lui-même au choix, il apparaît comme un être parfait, infaillible, un sauveur qui permet ce rêve. Où a-t-on déjà vu tel être dans la société humaine, un sage qui vient à bout de toutes les difficultés ? Nulle part. Les hommes sont décidément bien différents des Schtroumpfs, et le corollaire de la morale au Schtroumpf financier faite par le Grand Schtroumpf est "tout ce qui est bon pour les Schtroumpfs n'est pas forcément bon pour les humains". Le communisme idéal ne relève que de l'utopie, possible uniquement chez des lutins de bande dessinée au milieu d'un royaume imaginaire. Mais sur cette Terre, ce sont des humains biens réels avec tous leurs défauts qui doivent cohabiter, et il est autant illusoire que catastrophique que de vouloir les faire participer à un rêve d'enfant. Il faut bien voir la doctrine communiste pour ce qu'elle est : une impossibilité, un cul de sac. Et il est souhaitable que chaque humain en fasse le deuil désormais.