En France nous venons de sortir d'une élection présidentielle marquée par un clivage politique fort. La Turquie aussi est sur le point d'élire un nouveau président, et là-bas aussi le clivage politique est très marqué. Seulement, il ne s'opère entre la gauche et la droite traditionnelles comme en France ou dans la plupart des pays développés, mais entre les nationalistes et les islamistes. La Turquie est dans un système parlementaire, où le Président est élu de façon indirecte, par l'Assemblée. Le parti majoritaire (formé des islamistes de l'AKP) a essayé de faire élire Abdullah Gül, le ministre des Affaires étrangères en place. Les laïques de l'opposition s'y sont fortement opposés, y voyant un risque pour la nature laïque du régime turc. D'énormes manifestations se sont ainsi succédées, et l'armée, qui en Turquie est très forte et se considère comme garante de la pérennité du régime, a même ouvertement menacé d'intervenir. En fin de compte, les députés de l'opposition refusant de siéger pour le vote, l'élection n'a pu avoir lieu et Abdullah Gül a fini par se retirer. Mais Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre, ne renonce pas pour autant de voir une personnalité de son bord accéder à la Présidence, et souhaite modifier la Constitution pour que le scrutin soit direct, profitant ainsi de la force actuelle des islamistes dans le paysage politique turc actuel.

Vu de loin, la confrontation peut avoir l'air invraisemblable. Les laïques se considèrent comme héritiers du leg d'Atatürk, vu là-bas comme le père de la nation turque. Celui-ci avait orienté le pays vers l'occidentalisation, un système laïque (alors que le pays est quasiment totalement musulman), une armée forte et une doctrine nationaliste, intraitable sur Chypre et les Kurdes. L'armée y a donc un poids considérable, et entend protéger farouchement cet héritage qui différencie la Turquie des pays arabes qui sont aux alentours, quitte à se montrer très autoritaire. De l'autre côté, se trouvent les islamistes "modérés". Ils puisent leur force dans la montée d'un sentiment religieux puissant, particulièrement dans les provinces les moins développées de l'Anatolie. Cette ferveur se traduit notamment par une proportion de plus en plus importante de femmes voilées à travers le pays, mais aussi par les agressions commises envers les religieux chrétiens, accusés d'être des missionnaires pour détourner les Turcs de la vraie religion.

Voilà donc le clivage politique qui existe en Turquie. Entre nationalisme et islamisme, il laisse à penser que les Turcs ont le choix (ou se divisent) entre deux maux. Tant que ces orientations restent modérées, cela peut aller, mais quand l'armée menace le gouvernement d'un coup d'Etat, ou quand l'Etat est réticent à lutter contre les nombreux crimes d'honneur qui ont lieu, on peut se demander dans quelle mesure ces tendances sont réellement modérées. Surtout, cela met la Turquie largement à l'écart du mouvement occidental. Pourtant, tant les laïques que les islamistes souhaitent que la Turquie adhère à l'Union Européenne. Certes, l'ampleur des changements à opérer dans la société turque pour que cela soit en théorie possible est tellement considérable qu'elle finit par les décourager. De plus, la question chypriote ne semble pas pouvoir trouver de solution. Une partie des ceux qui, en Europe, soutiennent cette adhésion, affirment que c'est le seul moyen pour que la Turquie reste à peu près sous contrôle. L'Union Européenne n'aurait pas le choix, et serait condamnée à embracer les problèmes turcs, à avoir une frontière commune avec l'Irak et l'Iran de peur de voir la Turquie se transformer en ennemi mortel. Il y a des bases autrement plus propices à la confiance mutuelle que la seule perspective de cette menace. L'Union Européenne n'est pourtant nullement obligée de se voir imposé sous la contrainte ce nouvel adhérent. Et le peuple turc ne doit pas se résigner à n'avoir que comme unique choix de politique celui qui lui est offert jusqu'à présent.