Un responsable politique peut avoir plusieurs motivations lorsqu'il écrit ses mémoires. Winston Churchill voulait avant tout laisser sa trace dans l'Histoire. Avec My Life, Bill Clinton a pu raconter son histoire personnelle en profitant d'un juteux contrat avec une maison d'édition. Dernièrement, Donald Rumsfeld s'est servi de la publication d'un livre pour se défendre face aux attaques dont il fut l'objet. Mais dans tous les cas, l'auteur cherche à gagner l'adhésion du lecteur. Le problème avec les mémoires de l'ancien Premier ministre Tony Blair, intitulées A Journey, c'est qu'à ce niveau là, c'est un terrible échec. Si l'on a une bonne opinion de lui avant de débuter le livre, on en a une moins bonne en le finissant. Ce livre, qu'il a pourtant écrit lui-même avec plein de sincérité, dépeint malgré tout l'ex-Premier ministre sous un mauvais jour, comme un homme obsédé par la communication et les artifices médiatiques.

Par rapport à Bill Clinton par exemple, Tony Blair s'intéresse moins dans son autobiographie à la question du "pourquoi" qu'à celle du "comment". Il évoque toujours son envie personnelle comme moteur. Pas l'envie qu'une politique particulière soit menée, ou que la situation de la Grande Bretagne change. Non, cette envie est plus limitée : successivement devenir député, devenir leader de l'opposition, devenir Premier ministre. Dès lors, il ne se préoccupe pas du "pourquoi devenir Premier ministre", mais au "comment devenir Premier ministre". Et son livre se lit souvent comme un guide de l'arrivisme en politique, traitant des différentes façons de gagner des joutes oratoires et des élections. Du seul impératif de s'imposer découle sa communication, sa tactique et son programme.

Et voilà comment on en arrive à son New Labour. Cette innovation politique ne fut pas le résultat d'un travail sur les idées politiques, mais celui d'une analyse électoraliste. Comment gagner les élections ? Le Labour les perdait, les Tories les remportaient en étant bien à droite. Les idées de droite étaient donc vues comme plus porteuses de voix que celles de gauche, il fallait donc déplacer le Labour sur sa droite. Voilà tout. Si les excès prolétariens du Labour étaient la raison des échecs, le recentrage sera donc la clé de la victoire.

Une fois qu'il adopte cet argument, il reste à Tony Blair de l'appliquer à la tête du Labour. Pour cela, il doit se débarrasser de son acolyte Gordon Brown, qui était jusque là pressenti pour cette position. A ce titre, il raconte comment, lors d'une journée de négociations politiques, il promit de libérer Gordon Brown qui s'était malencontreusement coincé dans les toilettes à condition qu'il lui laisse la voie libre pour le Labour. Les élections sont un triomphe pour lui. Une fois devenu Premier ministre, il passe là encore beaucoup de temps à parler des moyens d'actions dont il disposait pour arriver à ses fins. Il n'hésite pas à assumer son hypocrisie, comme lorsque, par exemple, il condamne devant les personnalités extérieures ses services quand ils leur bloquent l'accès à lui... alors qu'il est celui qui donne de telles consignes. Il se montre vraiment préoccupé par les joutes oratoires au Parlement, mais part du principe que dans cet exercice, le contenu compte moins que la forme. Dès lors, l'une des tactiques qu'il jugeait les plus efficaces était de ridiculiser un adversaire politique lorsque celui-ci posait une question embarrassante.

On le disait déjà lorsqu'il était en poste, mais ça se révèle crûment vrai : son passage au pouvoir était le règne des apparences, du spin, et de l'influence de son conseiller en communication Alastair Campbell. L'un des piliers totalement assumés de sa stratégie politique était ni plus ni moins de lécher les bottes de Rupert Murdoch, le magnat de la presse aux titres puissants en Grande-Bretagne. Cela passait par de bonne relations avec l'ombrageux patron de presse, mais aussi par une servilité vis-à-vis des tabloïds. Tony Blair a la hantise des scandales, des scandales qu'il trouve plus nombreux et handicapants car les médias sont plus inquisiteurs. Il raconte par exemple comment il demanda à l'un des ministres, Robin Cook, de choisir sur le champ entre sa femme et sa maîtresse, pour désamorcer les révélations du lendemain d'un tabloïd hebdomadaire. Et malgré tout le bien qu'il pense d'un autre de ses ministres, Peter Mandelson, il le vire du gouvernement sur le seul motif qu'un scandale médiatique avait pris trop d'ampleur, quelques soient les faits. Il ne combat pas les médias, il s'y soumet en faisant tout pour jouer selon leurs règles.

Ses trois dossiers majeurs de politique intérieur (la santé, l'éducation et la sécurité) évoluent donc suivant de telles considérations. Mais les choses changent complètement en politique étrangère. La relation privilégiée entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis est un dogme absolu, découlant d'une analyse assez simple : il est toujours dans l'intérêt de la Grande-Bretagne de suivre les Etats-Unis. Et cette amitié entre les deux pays se transforme alors en amitié profonde entre dirigeants. Pour Tony Blair, Bill Clinton est même vu comme une "âme sœur politique". Il est particulièrement impressionné par le calme de celui-ci face aux médias, notamment lorsqu'il garde le cap face au déchaînement médiatique de l'affaire Lewinsky. Pour lui, cela lui semblait alors impensable. Mais il l'admire, comme il admirera George Bush. Cette relation privilégiée, qui existait déjà entre Churchill et Roosevelt, est donc conservée envers et contre tout.

Peut-être est-ce ici aussi l'influence de Churchill, mais Tony Blair se montre également déterminé à combattre les dictatures par tous les moyens. En politique étrangère, Tony Blair n'hésite pas à se transformer en idéologue. Il bases ses décisions en la matière sur la moralité telle qu'il la perçoit. Au Kosovo, il a poussé à l'utilisation d'une solution militaire, y compris au sol, car il ne voulait pas voir se reproduire les massacres de Sarajevo. Accessoirement, il trouve le moyen de critiquer un général américain (Wesley Clark) sur sa gestion des médias. Mais lui-même se montre prêt à dilapider sur ces sujets l'intégralité du capital médiatique qu'il a méticuleusement accumulé.

Et c'est ce qu'il a fait sur à propos de l'Irak. Il a tout misé sur ce dossier, et a d'ailleurs tout perdu. Il ne s'est pas vraiment posé de questions sur la présence d'armes de destructions massives : tout le monde auprès de lui et dans l'administration américaine était convaincu de leur existence. George Bush et lui partaient du principe que Saddam Hussein ayant perdu toute crédibilité depuis longtemps, il mentait forcément lorsqu'il affirmait ne pas en disposer. Celui-ci n'aurait donc eu que la monnaie de sa pièce, le résultat de son propre comportement erratique. Tel est le fin mot de l'histoire. Il s'intéresse bien davantage à sa campagne à travers le monde pour obtenir un mandat international d'intervention. Il en voudra d'ailleurs énormément à Jacques Chirac, considéré comme celui qui l'en a empêché. Quant au déroulement de la guerre, il avoue que tout ce qu'ils avaient prévu ne s'est pas passé, et tout ce qu'il s'est passé n'était pas prévu. Leurs renseignements étaient mauvais sur les armes de destructions massives, ils étaient mauvais aussi sur la possibilité de l'Irak de se prendre en charge une fois libéré.

A partir de ce moment-là, il est plus fréquemment acculé à la défensive. Paradoxalement, tous ses problèmes trouvent alors leur origine... dans les médias. Si les personnes qui lui sont proches trouvent toutes grâce à ses yeux, il ne vaut mieux pas faire partie des autres. Il montre beaucoup de mépris et d'acrimonie envers tous ceux qui s'opposent à lui. Gare à Jacques Chirac, et plus généralement aux Français, fréquemment décrits comme arrogants (quelle que soit l'impression qu'il donne lui-même). Gare aux leaders de l'opposition : Tony Blair raconte comment pour chacun d'entre eux, il a cherché à leur associer des adjectifs déplaisants pour disqualifier leur discours. Et surtout, gare à Gordon Brown. Puisque Tony Blair considère avoir toujours raison, Gordon Brown a toujours tort. Et même lorsque ce dernier ne s'oppose pas directement à ses positions, son attitude est considéré comme insuffisamment collaborative.

Et Tony Blair s'attarde longuement sur son ministre des finances, et ce pour lui casser du sucre sur le dos. Quand Tony Blair à des vagues à l'âme, il se décide à rester au pouvoir de peur que Gordon Brown lui succède. Ainsi, plus ça va, et plus il est déterminé à rester longtemps. Et quand son gouvernement est exsangue, il accuse en fin de compte les médias, auxquels il se sera pourtant tellement soumis. Il se voit alors littéralement poussé vers la sortie contre son propre gré, tout le monde commençant à respecter l'autorité de Gordon Brown, le successeurs présumé (mais honni), plutôt que de la sienne.

Encore aujourd'hui, dans les lignes qu'il a écrites, on sent toute son amertume. La défaite du Labour aux dernières élections législatives ne serait ainsi que le résultat de la politique de Gordon Brown, alors que lui ne serait pas en cause. Il se montre ainsi particulièrement tourmenté, d'abord par ses aspirations, ensuite par l'exercice du pouvoir. Il aura peut-être Churchill comme l'un de ses modèles. L'un des chapitres de A Journey a ainsi le même titre (Triumph and Tragedy) que l'un des tomes des mémoires sur la seconde guerre mondiale de Churchill. Mais outre l'échec de Tony Blair lorsque Churchill était victorieux, une autre différence est frappante : au 10 Downing Street, Tony Blair était particulièrement angoissé, quand son illustre prédécesseur se montrait très serein, même dans les pires moments...