En 1953, Winston Churchill, Premier ministre du Royaume Uni pour la seconde fois de sa vie, se voit attribué le prix Nobel de littérature. Il se voit récompensé au titre de "sa maîtrise de la description historique et biographique ainsi que pour ses discours brillants pour la défense des valeurs humaines". Brillants, ses discours le sont sans aucun doute. Son éloquence a donné de l'énergie à tout un peuple, aux moments les plus durs de la deuxième guerre mondiale. Mais après tout, lorsqu'on parle de prix Nobel de littérature, le côté littéraire compte aussi, ce qui suppose des écrits. Et Churchill a beaucoup écrit, sur l'Histoire, sur sa personne, et surtout sur sa place dans l'Histoire. En France, l'inscription des œuvres de Charles de Gaulle aux programmes de français fait polémique. Cela avait déjà été le cas lorsque ses mémoires avaient été publiées dans la collection de la Pléiade. Certaines personnes remettent en cause la valeur littéraire des écrits du général. Pour Churchill, personne ne pose la question, vu qu'il s'est vu remettre la plus grande distinction dans ce domaine. Mais cela veut-il dire pour autant qu'il ne faille pas la poser ?

Lorsqu'on lit les écrits du général de Gaulle et ceux de Churchill, on ne remarque pas une grande différence de qualité littéraire. Au niveau du style, la grandiloquence de de Gaulle vaut bien le regard de Churchill posé sur les mêmes événements. Surtout, ni l'un ni l'autre ne sont particulièrement des innovateurs dans ce domaine. Moins adepte de la plume que son compagnon de guerre, Churchill dictait ses livres plus qu'il les écrivait. Il reçoit le prix Nobel en 1953, lorsqu'il publie le sixième et dernier tome de ses mémoires sur la seconde guerre mondiale. A l'époque comme maintenant, on dit que ce sont ces mémoires de guerres qui lui valent particulièrement cette consécration. Dans The Second World War, Churchill explique essentiellement son propre cheminement dans les événements, du rôle de Cassandre qu'il a très tôt joué dans l'entre deux guerres jusqu'à son départ du pouvoir, défait lors des élections législatives de 1945.

Comme dans ses mémoires sur la première guerre mondiale, The World Crisis, c'est surtout son regard qui prévaut. Dans The World Crisis, il a surtout voulu se justifier de son action à la tête de la marine britannique, la majeure partie du livre étant dévolue aux événements allant jusqu'en 1915, expliquant longuement ce qu'il s'était passé à la désastreuse bataille de Gallipoli, et pourquoi il l'avait voulue. Retournant à ce poste au début de la deuxième guerre mondiale, il prend dès le départ la décision d'accumuler les archives pour pouvoir écrire ses mémoires de cette période après coup. A son arrivée au 10 Downing Street au plus fort de l'invasion de la France en 1940, il continue cette pratique, et se met au travail dès qu'il quitte le pouvoir.

Et en lisant The World Crisis et The Second World War, on se rend justement compte de l'importance critique qu'il aura eue dans les affaires du monde. Député presque sans discontinuer de 1900 à 1964, il aura été au centre de la vie politique pendant plus de cinq décennies. Piteux en tant que ministre des finances, solitaire dans l'opposition (quand il prévient que le désarmement aura des conséquences en terme de vies humaines), c'est dans les deux guerres mondiales qu'il se révèle à son meilleur niveau. Si la première guerre mondiale le couvre moins de gloire que la deuxième, il aura quand même cherché à débloquer une guerre de position verrouillée et meurtrière. L'offensive des Dardanelles et le développement de tanks sont les solutions qu'il a fortement encouragées.

Pendant la deuxième guerre mondiale, il tente à nouveau de se servir de la marine pour handicaper l'Allemagne lorsqu'il y a peu de combats terrestres. Il est ensuite l'âme de la Grande Bretagne pendant la bataille d'Angleterre, encourageant le peuple à tenir bon et la Royal Air Force à défendre courageusement le territoire face à la Luftwaffe. Lui-même officier expérimenté, il participe à la stratégie des troupes au sol par ses nombreux câbles lors des combats en Afrique. Il tient bon, tout en développant des liens forts avec le président américain Franklin Roosevelt, espérant l'entrée en guerre de cet allié aux ressources illimitées. Lorsqu'on lui annonce l'attaque de Pearl Harbour, il se trouve ainsi soulagé : pour lui, ce ne sera plus qu'une question de temps, mais la victoire est désormais certaine.

Par ce travail extraordinaire, Churchill a eu un poids sans commune mesure sur l'Histoire. Il est sans conteste la personnalité la plus importante du XXème siècle. Et c'est ce que l'on comprend mieux en lisant ses livres. Si ce n'est pas son style qui lui valent ses louanges littéraires, alors ce doit être le contenu. Mais ce n'est pas un romancier qui a imaginé une intrigue à rebondissements, des personnages dotés d'une grande profondeur ou un environnement riche et compliqué. Non, le fond, c'est lui dans les guerres, dans l'Histoire. Ce qui est vraiment remarquable dans ses ouvrages, c'est comment il a réussi à sortir son pays de telle situation, comment il a pris telle décision, comment il a fait des choix douloureux, comment il a réussi à discuter avec des personnalités plus ou moins proches... C'est sa façon de mener la guerre qui relève ici du grand art.

Pour d'évidentes raisons, Churchill n'aurait pas pu recevoir un prix Nobel de la paix. Il prônait le réarmement avant la guerre, le combat acharné pendant, et la méfiance envers les soviétiques après. Mais son impact méritait d'être reconnu. D'où ce prix Nobel de littérature, qui a en fait tout d'un prix Nobel de la guerre.