L'actualité ne cesse de nous abreuver de faits divers. Ici, une femme meurt en se faisant bousculer par un voleur de téléphone portable dans le métro. Là, un étudiant meurt pour avoir tenté d'empêcher la fuite d'un voleur la voiture. Tous les ans, au réveillon du nouvel an, des centaines de voitures sont brûlées sans raison, poussant même le ministère de l'Intérieur à ne plus communiquer les chiffres pour ne pas nourrir de funestes compétitions. Mais si ce n'était que dans les journaux ! Malheureusement, chacun peut constater en regardant autour de lui que ce n'est que la partie émergée de l'iceberg, que d'autres faits de ce genre se déroulent dans le silence, mais qu'ils ont un impact qui n'en est pas moins réel. Contre cela, des politiques sont lancées, elles fonctionnent plus ou moins bien. Dans certains cas, il serait déjà bon d'appliquer celles qui existent déjà, mais le fait même d'évoquer le sujet provoque aujourd'hui la suspicion. L'insécurité est un phénomène de société particulièrement présent, or bizarrement, le terme "sécuritaire" est pourtant devenu péjoratif. Des articles titrent même "Mobilisation contre le virage sécuritaire du gouvernement". Sécuritaire : adj. Relatif à la sécurité publique. On peut évidemment contester l'efficacité de telle ou telle mesure, mais comment peut-on être contre le principe même d'une politique de sécurité publique ? Cela devient possible si l'on inverse les rôles et les valeurs, si le bon est le délinquant et le méchant le policier.

C'est le complexe de Jean Valjean. Jean Valjean, le héros du célèbre roman de Victor Hugo Les Misérables, avait volé une miche de pain pour nourrir sa famille qui souffrait de la faim. Cela lui avait valu des années de bagne abrutissant. Sorti de prison, il est à nouveau confronté à son passé, cherchant à faire le bien malgré une société qui veut le renvoyer au rang le plus bas de l'échelle sociale, personnifié dans la figure du sombre inspecteur Javert. Le plaidoyer de Victor Hugo a porté au-delà de toutes ses espérances. De nos jours, un délinquant ou un criminel est avant tout une victime de la société. Sa conduite discutable trouve toujours moyen à s'expliquer par un passé douloureux, qui l'exonère de ses mauvaises actions, par des circonstances atténuantes, par un "environnement défavorable". Un échec personnel n'est de la faute de personne, si ce n'est de la société toute entière.

Ce leitmotiv est plus ou moins conscient, mais toujours présent. Politiquement, le Parti Socialiste ne dit pas autre chose en expliquant dans ses récentes propositions sur la sécurité : "La violence de notre société est la première cause de l’insécurité. C’est d’abord en construisant une société plus solidaire et moins brutale que nous renforcerons la sécurité des personnes." Dans cette optique, si l'on doit faire quelque chose, c'est alors de changer la société toute entière, plutôt que de laisser des inspecteurs Javert victimiser des foules de Jean Valjean.

Ce raisonnement suppose, ou plutôt affirme, que tout être est bon par nature. En effet, si quelqu'un commet le mal et que ce n'est pas de sa faute, c'est qu'il fut corrompu par les circonstances. Cette base de pensée remonte tout droit à une autre référence de la littérature française, Jean-Jacques Rousseau. Celui-ci, dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, explique que l'homme seul, à l'état de nature, ignore le vice. Tel est le mythe du bon sauvage qu'il développe. L'arrivée de la propriété, du développement des liens entres les hommes et la création de la civilisation entraînent la naissance de la misère. L'homme dépendant des autres, doit forcer les autres à s'intéresser à son sort, "ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d'abuser tous ceux dont il a besoin quand il ne peut s'en faire craindre". Suivent les ambitions et les oppositions d'intérêts qui finissent d'instiller le mal. Conséquence directe : le pauvre devint obligé de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches, d'où la domination et la servitude d'une part, la violence et les rapines d'autre part.

C'était une doctrine qui convenait bien en effet à Rousseau, être sensible. Elle lui permettait de rejeter ses propres fautes sur autrui. Au cours de sa vie, il s'enferra progressivement dans une paranoïa malsaine contre des ennemis étendus à l'ensemble de la société. Il trouvait la paix dans la nature, au cours de longue promenade. Rien n'était jamais de son tort. C'est ce qu'il a tenté de montrer en écrivant ses Confessions. Voilà ce qui lui a permis d'affirmer sérieusement qu'il était le meilleur des hommes, sans se poser plus de questions sur les passages franchement crapuleux de sa vie, comme lorsqu'il subventionna une fillette de onze ans avec un ami dans l'espoir d'en récolter plus tard tous deux les charmes (ou les larmes, comme le dira Chateaubriand).

Nous voilà donc coincé avec ce principe de vie où chacun peut, à l'instar de l'illustre philosophe, accuser la société de ses propres torts. Mais c'est ignorer fondamentalement la raison, la possibilité de choisir, pour n'être que l'esclave de son caractère vu comme malmené par la société. C'est ce qui suscita la violente réaction de Voltaire à l'ouvrage, qui lui adressa une lettre à l'ironie dévastatrice sur l'inopportunité de se remettra à quatre pattes à son âge. Pour Voltaire, nier ainsi la raison au profit de la création d'un mythe de la nature innocente était tout simplement un crime, et explique son comportement ultérieur vis-à-vis du citoyen de Genève.

Aujourd'hui, Victor Hugo, Rousseau et Voltaire reposent tous au Panthéon, les deux derniers étant placés l'un en face de l'autre à l'entrée de la crypte. Ils se trouvent également tous deux cités dans l'ultime chanson de Gavroche, un autre personnage de Victor Hugo. Et ce n'est pas la seule façon qu'aura le romancier de se prévaloir des deux, comme tant d'autres. Il pensait lui aussi que la raison pouvait être la solution face à la violence. Il dit ainsi "Celui qui ouvre une porte d'école, ferme une prison." Au milieu du XIXème siècle, cette phrase marquait un optimisme qui était une ligne de conduite. Mais contrairement à ce que l'on a pu penser, la scolarité obligatoire n'a pas tout réglé. On le constate aujourd'hui, quand les prisons débordent alors que chaque enfant passe de nombreuses années sur les bancs de l'école, et quand ce sont les ex-écoliers eux-mêmes qui saccagent voire brûlent des établissements scolaires. Mais on leur trouvera encore des circonstances atténuantes, des sociologues trouveront des explications de bric et de broc, on finira par les plaindre.

Avec Jean Valjean, on a vu qu'un homme dédié aux autres pouvait enfreindre les lois. Mais tous les délinquants n'ont pas à faire avec la justice pour n'avoir voulu que nourrir leur famille dans un geste désespéré. Les mamelles du crime sont avant tout l'égoïsme forcené et l'absence de respect. Pour continuer avec Les Misérables, il y a plus de Thénardier que de Valjean dans nos prisons. Bien sûr, le désespoir peut encore faire commettre des actes regrettables. Mais dans la grande majorité des cas, il faut surtout se rappeler qu'il y a là l'expression de la volonté de quelqu'un, la volonté de nuire ou de ne pas prendre compte d'autrui. Heureusement, la plupart des gens dans des situations difficiles font le choix de respecter les autres. La délinquance est faite de décisions individuelles, de la part de personnes qui ont le choix de leurs actions, et qui choisissent d'aller contre la loi et contre la morale.

Ce sont des choses que l'on a trop souvent tendance à oublier. Chacun a sa propre responsabilité individuelle dans le cours des choses et dans la conduite de sa vie. Le gouvernement pourra tenter différentes politiques, mais l'étape la plus importante est dans le fait de ne pas déresponsabiliser autrui, de ne pas présager de son absence de raison et d'éviter de ne le voir que sous la forme d'un pantin d'une bien vague société. Cela suppose donc de se débarrasser de ce complexe de Jean Valjean qui nous hante.