Nous sommes le 28 juillet 1885. Alors que l'Assemblée Nationale est écrasée par une forte chaleur, Jules Ferry fait son retour à la tribune. Jusqu'en mars dernier, il était président du conseil et ministre des Affaires étrangères. Aujourd'hui, il va donner un discours sur la colonisation (l'Assemblée débattant initialement du financement de l'envoi de troupes à Madagascar), un long discours de 3 heures 30, si long qu'aucun orateur ne pourra prendre la parole après lui ce jour-ci. La séance n'est pourtant ouverte que depuis un quart d'heure. Le sujet est brulant, et beaucoup d'agitations ponctueront le discours. "On nous a reproché une politique d'aventures" dit-il, "il est des aventures, messieurs, qui sont nécessaires aux intérêts, à l'honneur, à la bonne renommée d'un pays." Il explique que la France s'est bien portée des colonisations précédentes, faites un peu par hasard. Il développe par la suite trois arguments en faveur de la poursuite des colonisations.

Le premier est économique. Selon lui, la fondation d'une colonie, c'est la création d'un débouché. "Les traités de 1860, dit-il, ont transformé et activé la production industrielle en France. L'industrie française ne peut plus se passer d'exportations ; or tandis que les nécessités d'exportations s'imposaient à nous, l'Allemagne s'entourait de barrières, les Etats-Unis se défendaient contre l'immigration des produits d'Europe, partout les traités de commerce devenaient de plus en plus difficiles à négocier et à conclure. De là, l'obligation de résoudre cette question vitale : la question des débouchés."

Le deuxième argument est celui relatif à la liberté des populations concernées. Ses réponses sont stupéfiantes. "Il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures..." "Je répète qu'il y a pour les races supérieures un droit, parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures..." "De nos jours, je soutiens que les nations européennes s'acquit­tent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation." Il refuse vigoureusement les comparaisons avec l'esclavage, aboli une quarantaine d'années plus tôt, et préfère mettre en avant la moralisation des régions colonisées, et l'apport du droit européen.

Le troisième argument a trait au prestige de la France. Celle-ci, blessée, doit continuer à avancer malgré tout. En comparaison, le Royaume-Uni est la puissance dominante mondiale. "L'univers actuel est ainsi fait qu'une politique de recueillement effacé ne serait autre chose qu'une politique de décadence. Ce n'est pas par le pur rayonnement pacifique que les nations sont et se maintiennent grandes. Rayonner ne suffit pas, il faut agir." Il conclut en prétendant que la France n'en veut pas à ceux qui recherchent sa grandeur.

Plus de cent après, un tel discours apparaît au mieux inopportun, au pire funeste. Mais à l'époque déjà, Jules Ferry était très fortement contesté. Il n'était approuvé que par la gauche, soit les républicains modérés. A droite (les monarchistes) comme à l'extrême gauche (les radicaux), les parlementaires se déchainaient contre lui. Comme il avait voulu éduquer les enfants français par l'école obligatoire, Jules Ferry voulait éduquer les peuples qu'il considérait comme inférieur par la force. L'opposition faisait remarquer à juste titre que ce que la République proposait, c'était la guerre, la guerre à des gens qui n'avaient rien demandé, et dont on n'était même pas sûrs qu'ils étaient si inférieurs que ça. Tout cela ne faisait que détourner l'attention du pays de la préparation de la revanche face à l'Allemagne. Quant à l'argument économique, il est particulièrement discrédité, l'affaire coûtant bien plus chère qu'elle n'a rapporté.

Si ce discours de Jules Ferry est resté célèbre, la réponse qui lui fit faite par son ennemi juré Georges Clemenceau deux jours plus tard l'est encore davantage. La pertinence de celle-ci résonne encore aujourd'hui. Jules Ferry s'est lourdement trompé en croyant que la France ne lui en voudrait pas de rechercher sa grandeur. A l'époque, il y avait un débat avec des opinions diverses, et c'est la mauvaise décision pour de mauvaises raisons qui fut prise. Sur bien des aspects, la colonisation a apporté l'opprobre sur la France. Il ne s'agit pas de mortifier la France sur son passé. Mais certaines personnes se sont gravement fourvoyées, et ne peuvent être des exemples pour nous. Tout bien pesé, le bilan politique de Jules Ferry est négatif. Le culte dont il est parfois l'objet aujourd'hui n'est pas justifié et nous devons en être conscient.